À l’ombre de l’éléphant Trump
Au-delà des cercles libéraux fédéraux, la course à la succession de Justin Trudeau risque de captiver le Canada tout entier, puisqu’elle sacrera à la fois le prochain chef du Parti libéral de même que le 24e premier ministre canadien. Un suffrage intrapartisan d’une rare incidence, dont les balbutiements se sont toutefois mis en branle non seulement sous les projecteurs canadiens, mais à l’ombre de l’influence certaine de Washington et possible de New Delhi et de Pékin.
La mainmise de l’intimidateur en chef des États-Unis, Donald Trump, a déjà bousculé la chefferie libérale. Les turbulences qui se profilent à l’horizon sont telles que le favori de plusieurs élus, le ministre des Finances et des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, a préféré passer son tour afin de s’atteler à temps plein à contrer la tempête annoncée. Idem pour Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères. Le verdict pourrait s’avérer le même pour François-Philippe Champagne, ministre de l’Industrie. La voix du Québec pourrait être ténue, si ce n’est silencieuse.
La rapidité de la course et le risque de dégelée électorale qui les attend ne sont certainement pas non plus étrangers à leur réflexion. Les libéraux pourraient bien remercier aussitôt leur prochain chef et, pour certains, il sera encore temps de briguer la direction du parti la prochaine fois.
Mais, pour l’instant, la boutade des dernières semaines de Donald Trump, de faire du Canada le 51e État de son pays, ne fait plus rire à Ottawa depuis que le président désigné l’a officialisée en pleine conférence de presse à Mar-a-Lago. Un spectacle surréaliste mettant en scène un dirigeant supposément démocratique menaçant le Canada de subir les foudres de sa « force économique », puis le Panama et le Groenland d’être soumis à une « annexion » (une invasion, disons-le franchement) par la voie de la « force militaire ».
Entendre le chancelier allemand, Olaf Scholz, rappeler que « le principe de l’inviolabilité des frontières s’applique à tous les pays, qu’ils soient à l’est ou à l’ouest », était certes bienvenu. Qu’il ait eu à le faire est cependant tout aussi surréel.
Le président désigné est toutefois dépourvu de toute raison, à laquelle n’ont aucunement l’intention de le rappeler les républicains, devenus de simples courtisans.
Les États-Unis n’envahiront pas leur voisin canadien, tout aussi imprévisible que soit le président désigné. La menace de guerre économique qu’il brandit s’annonce cependant dévastatrice — une récession assurée, un possible recul de 2,6 % du produit intérieur brut. La première guerre tarifaire plus ciblée d’un an imposée à l’acier et à l’aluminium en 2018 avait fait perdre 2,4 milliards de dollars en exportations, selon la Chambre de commerce du Canada.
Entre l’apaisement d’abord tenté par le gouvernement Trudeau avec son plan pour la frontière (motif originel des récriminations de Trump) et l’avertissement de représailles lancé jusque sur les ondes de CNN, le président désigné ne semble rien vouloir entendre. Ses visées d’un hémisphère sous son unique tutelle, au nom de la « sécurité nationale », ne seront pas si facilement freinées. Ni par un premier ministre libéral démissionnaire en fin de mandat ni, visiblement, par un possible prochain gouvernement conservateur nouvellement élu, le président n’ayant pas semblé voir en Pierre Poilievre un interlocuteur plus digne d’être écouté.
L’entrée en poste de Donald Trump et la mise en place de tarifs douaniers, quelle qu’en soit l’ampleur, planeront sur ce choix des libéraux du meilleur capitaine pour affronter, non plus seulement M. Poilievre lors de l’élection canadienne, mais aussi la menace trumpienne.
Quant au risque d’ingérence étrangère, les libéraux ne pouvaient s’exempter de resserrer les règles d’admissibilité de leur course afin d’exiger la citoyenneté ou la résidence permanente pour voter. Un comité interparlementaire a fait état d’ingérence chinoise et indienne dans les récentes courses à la chefferie conservatrice. La commissaire de l’enquête publique sur cette question, la juge Marie-Josée Hogue, recommandera assurément à tous les partis, d’ici la fin du mois, d’y voir urgemment.
Bien qu’infiltrer une course à la chefferie soit plus compliqué qu’infiltrer une assemblée d’investiture locale, faire autrement aurait miné le choix libéral et plombé encore plus la confiance citoyenne alors que, rappelons-le, les libéraux s’apprêtent à élire directement le prochain dirigeant du gouvernement.
Les autres partis doivent maintenant leur emboîter le pas. Les règles du Parti libéral étaient les plus laxistes — s’enregistrer auprès du parti demeure gratuit —, mais tous les partis sont vulnérables. Leur refus unanime de resserrer le financement ou la participation aux élections internes de leurs formations, au nom de leur autonomie, est consternant. Celui de Pierre Poilievre de se prévaloir d’une cote de sécurité afin d’être informé des allégations d’ingérence électorale recensées par les services de sécurité dans ses propres rangs l’est encore plus.
Croire tous pouvoir déceler à eux seuls ces efforts d’influence ne relève plus de la naïveté, mais de l’irresponsabilité.
Une version précédente indiquait que « Le verdict s’avère le même pour François-Philippe Champagne ». Dans ce cas, il est plus juste d’utiliser le conditionnel « pourrait s’avérer ».
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