La nuit la plus inquiétante
Par où passait la victoire pour Kamala Harris en cette présidentielle capitale pour l’avenir de la démocratie américaine ? Par les trois États pivots et désindustrialisés de la Rust Belt, incontournablement, alors que la Géorgie et la Caroline du Nord, autres États clés, risquaient de lui échapper. Par aussi un nécessaire déplacement de l’appui des électrices blanches qui penchent traditionnellement pour les républicains. Auquel cas sa victoire, sans nécessairement s’afficher comme telle, serait authentiquement féministe, face à un masculiniste décomplexé qui a présidé politiquement à l’abrogation du droit à l’avortement par la Cour suprême.
Au moment où ces lignes étaient écrites, vers 23 h, Harris et Trump étaient au coude-à-coude dans les trois États clés de la Rust Belt (Wisconsin, Pennsylvanie, Michigan). Si Mme Harris l’emporte, ce sera d’extrême justesse, conformément à ce qu’ont prédit les sondages. La nuit américaine s’annonçait tendue. À chaud, il semble que l’inflation et la vie chère subies sous la présidence démocrate auront été des préoccupations plus importantes pour un grand nombre d’électeurs que la menace que M. Trump représente pour la démocratie.
Le fait est que, perd ou gagne, Donald Trump a déjà laissé sur les États-Unis une marque indélébile à plusieurs égards. Non pas seulement pour avoir refait le Parti républicain à sa narcissique image et pour avoir été le fossoyeur du droit à l’avortement. Mais également pour avoir entraîné le Parti démocrate dans son sillage sur le plan macroéconomique. Une mue lourde d’implications pour les États-Unis et le monde. Trump a opéré pendant sa présidence (2016-2020) un repli protectionniste que Joe Biden a reproduit, dans une perspective certes plus progressiste et civilisée, mais sans, par exemple, défaire les lourds tarifs douaniers appliqués aux importations chinoises. En campagne, Kamala Harris n’a pas dérogé à cette politique d’« America First ». Exit le consensus libre-échangiste des années 1990 au sein de la classe politique américaine — ce qui va évidemment poser problème au « vassal » canadien.
La campagne électorale a bien montré qu’une proportion importante de la société américaine se sent à juste titre et depuis trop longtemps ignorée par la classe politique traditionnelle. Le drame, c’est que cette légitime colère ouvrière reste largement canalisée par un candidat populiste et fascisant, accoudé à des mouvements d’extrême droite et à de richards libertariens comme Elon Musk. Le défi compliqué pour Mme Harris, si elle est élue, sera de défaire cette capacité de M. Trump à capter en grande partie ce mécontentement.
C’est, in fine, une présidentielle qui répercute, indiquent les sondages de sortie des urnes, l’humeur maussade et inquiète de l’opinion américaine. Si le scénario le plus heureux est évidemment que Kamala Harris l’emporte et devienne dans l’histoire du pays la première présidente élue, il reste en quelque sorte le scénario du moins mauvais, si l’on considère la résistance qu’annoncent, avec une agressivité verbale inouïe, M. Trump et son mouvement MAGA (Make America Great Again) en cas de défaite. Les appels à la mobilisation violente lancés sur Telegram par des organisations comme les Proud Boys donnent froid dans le dos. Le poison de la désinformation — dénonçant les immigrants, les prétendues fraudes électorales massives, etc. — va continuer partout de faire son oeuvre sinistre, quel que soit le résultat de la présidentielle.
Que Trump l’emporte et va s’installer un climat de vengeance contre l’« ennemi intérieur » et des attaques organisées contre l’État de droit. Que Mme Harris devienne présidente et le risque est qu’elle trébuche devant la complexité des enjeux, donnant ainsi des munitions à Trump pour cultiver le chaos. Dixit un humoriste français des années 1950 du nom de Francis Blanche : « Face au monde qui change, vaut mieux penser le changement que changer le pansement. » Il sera encore longtemps minuit moins cinq aux États-Unis.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.