De manifs et d’amnésie
Les politiciens qui ont dénoncé la casse survenue lors de la récente manifestation contre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), à Montréal, ont la mémoire courte. Le Printemps érable de 2012 et les manifestations annuelles contre la brutalité policière nous avaient habitués à l’infiltration de casseurs avertis dont le programme politique et les idées se résument aux coups de marteau donnés dans les vitrines du capitalisme.
Le permis pour manifester, la condamnation sans nuance, l’appel aux arrestations de masse, les appels à l’interdiction du port du masque, tout cela a été revendiqué et appliqué à une autre époque. La Ville a déboursé récemment 6 millions de dollars pour mettre un terme à 16 actions collectives contre les arrestations de masse survenues de 2011 à 2015. Elle a même présenté ses excuses aux manifestants pris en souricière par la police.
Le règlement P6, qui limitait le droit de manifester et interdisait le port du masque, sans motif raisonnable, a été charcuté par les tribunaux supérieurs, en 2016 et en 2018. Arrivée au pouvoir, l’administration Plante a fini par l’abroger, estimant que les policiers avaient les outils législatifs suffisants pour intervenir.
Il est justement là, le problème. D’une manif à une autre, les casseurs s’en tirent trop facilement. Ils se poussent avant que la brigade antiémeute reprenne le contrôle sur le terrain. On compte les arrestations sur les doigts d’une main, et le directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) en est quitte pour affronter la critique. Ces lacunes rappellent les difficultés d’intervenir en temps réel contre une masse mouvante et imprévisible pour la police, mais elles commandent aussi une réflexion sur l’amélioration des pratiques d’intervention.
Il se dit des choses odieuses présentement dans les rues de Montréal. Lors d’une manifestation étudiante pour la Palestine, une tenancière de café aurait fait un salut nazi et mentionné que « la Solution finale s’en vient ». Elle fait l’objet d’une enquête du Module des incidents et des crimes haineux du SPVM.
Il n’y a aucune place dans le débat public pour les paroles et les gestes antisémites qui répondent aux critères du discours haineux en droit criminel. Ils doivent être dénoncés haut et fort, et les fautifs doivent être traduits en justice. En revanche, le conflit au Proche-Orient est au bord de l’embrasement régional depuis plus d’un an à la suite de l’attaque terroriste du Hamas et de la riposte démesurée de l’État d’Israël. Qu’on ne s’étonne pas de la mobilisation citoyenne. Elle a ses franges extrêmes, détestables, mais aussi ses nuances de gris. Ce n’est certes pas le bloc monolithique que dépeignent certains politiciens en émoi.
Solidarité envers Daniel Renaud
Sur un sujet complètement différent, La Presse révélait vendredi qu’un tueur à gages avait mis la tête du journaliste aux affaires judiciaires Daniel Renaud à prix en 2021. Frédérick Silva, un assassin qui a retourné sa veste et qui collabore avec les autorités, n’appréciait pas la couverture de son procès pour meurtre par le journaliste.
Pendant deux mois, Silva a laissé flotter dans le milieu criminel qu’il verserait une alléchante prime de 100 000 $ à quiconque abattrait Daniel Renaud. Le monde journalistique est sous le choc, et pour cause. La classe politique l’est tout autant. On ne redira jamais assez l’importance et la fragilité de la liberté de la presse. Elle tient à la capacité des autorités de faire respecter la primauté du droit et au réflexe de solidarité des citoyens.
Les menaces contre Daniel Renaud nous rappellent que ce métier est parfois dangereux, bien que les complots meurtriers contre les journalistes soient l’exception ici. L’ex-journaliste du Devoir Jean-Pierre Charbonneau avait failli perdre la vie dans un attentat commandité par la mafia survenu en pleine salle de rédaction en 1973. Idem pour Michel Auger, reporter judiciaire au Journal de Montréal, criblé de balles dans le stationnement du quotidien, en 2000. On l’oublie trop souvent, mais Robert Monastesse, qui couvrait la guerre des motards pour l’hebdomadaire Police Plus dans les années 1990, a aussi échappé de peu à un attentat armé.
À un moment où les courants populistes libèrent une parole victimaire et revancharde à l’encontre des journalistes un peu partout dans le monde, ce genre de nouvelle insensée appelle à l’action. Les journalistes sont l’équivalent du canari dans la mine au sein d’une société démocratique, celles et ceux qui dénoncent « le coquin », pour reprendre la savoureuse expression de notre fondateur, Henri Bourassa, ou encore celles et ceux qui « portent la plume dans la plaie », pour paraphraser le grand reporter Albert Londres.
Devant l’affront, la menace, l’intimidation et le chantage, nous avons un devoir collectif qui dépasse largement les frontières de la communauté journalistique. Le soutien d’une presse libre, c’est l’affaire de tous. Il n’existe pas de société pleinement démocratique sans la présence de journalistes fougueux et courageux qui, tels Daniel Renaud et tous ses semblables, témoignent avec lucidité des errements et des dysfonctions de notre monde. Nous n’arrêterons jamais de le faire.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.