Le vent de désaveu s’est levé

La bombe à fragmentation larguée par la ministre des Finances démissionnaire, Chrystia Freeland, aura secoué tout l’univers libéral et retentit jusqu’aux États-Unis, où la déflagration menace de faire les plus lourds dégâts. Car même si Justin Trudeau croyait encore pouvoir résister à la réprobation grandissante au sein de ses troupes, rien ne lui garantit qu’il puisse épargner l’économie canadienne de l’insatiable grogne du président désigné Donald Trump.

Les moqueries se sont succédé sur son réseau Truth Social : l’annexion loufoque du Canada comme 51e État, de même que les insultes à l’endroit de Mme Freeland à la suite de sa démission, elle qui avait livré une négociation commerciale serrée au premier gouvernement Trump. Qu’elle soit aujourd’hui qualifiée de « toxique » par l’homme qui traite celles qui lui tiennent tête de « nasty women » relève davantage du badge d’honneur.

Reste qu’aux yeux de l’intimidateur en chef des États-Unis, le gouvernement canadien et le leadership de son premier ministre sont affaiblis.

Les libéraux ont dévoilé mardi de (vagues) détails de leur plan visant à resserrer la frontière pour répondre aux doléances de l’équipe Trump. Des hélicoptères, des drones et des tours de surveillance des traversées ; des appareils d’imagerie, des équipes canines et des changements législatifs à venir pour mieux dépister le fentanyl. Le tout en nombre et dans des délais inconnus. Avec des investissements de 1,3 milliard de dollars sur six ans qui ne débuteront réellement qu’à la mi-mandat du prochain gouvernement Trump (278 millions de dollars en 2026-2027, mais seulement 81 millions de dollars cette année).

Le ministre fédéral de la Sécurité publique — et remplaçant aux Finances —, Dominic LeBlanc, était incapable de dire si l’enveloppe suffirait réellement à convaincre M. Trump de renoncer à sa menace de tarifs douaniers dévastateurs. Pendant que les premiers ministres provinciaux feignent l’unité canadienne tout en préconisant chacun l’approche qui lui sera la plus bénéfique.

À un mois de l’assermentation de Donald Trump, la posture de négociation du Canada est plus que fragilisée. Et les scénarios qui s’offrent à Justin Trudeau sont tout aussi sinistres les uns que les autres. Quoi qu’il advienne, entre une course à la chefferie libérale, une campagne électorale anticipée et la persistance d’un gouvernement affaibli par les dissensions intestines, la gouverne du Canada risque d’être en pleine instabilité quand le prochain président américain entrera en fonction, le 20 janvier.

Le premier ministre s’est amusé à plaisanter, pour détendre l’atmosphère lors de la fête de Noël libérale, en disant que toutes les familles, y compris la sienne, connaissent leurs chicanes. Celle-ci n’a cependant rien de coutumier. Le désaveu fracassant que lui a servi Chrystia Freeland a libéré la parole de députés rongés par l’anxiété électorale (leur nombre aurait plus que doublé), mais risque aussi de relancer les visées d’autres aspirants candidats à la chefferie libérale.

Le ras-le-bol de Mme Freeland n’était pas désintéressé. En claquant la porte du ministère des Finances, et en se proclamant préoccupée par les dépenses libérales après avoir signé quatre budgets déficitaires, l’ex-ministre se dissocie surtout de l’impopulaire premier ministre et vient de lancer sa propre campagne à sa succession. Le silence de ses anciens collègues au cabinet, qui pour la quasi-totalité n’ont pas voulu réitérer publiquement leur confiance envers Justin Trudeau, était éloquent. Le premier ministre doit d’ailleurs l’avoir entendu haut et fort.

Que son équipe et lui aient cru que Mme Freeland, qu’ils savent tous ambitieuse, pourrait accepter d’être rétrogradée et se contenter d’un titre de ministre sans portefeuille, responsable des relations Canada–États-Unis, aura été une erreur monumentale, voire potentiellement fatale. Espérer que Mark Carney cède au chant des sirènes libérales et saute enfin dans l’arène était d’une tout aussi naïve crédulité.

M. Trudeau paie aujourd’hui les frais d’un énième remaniement ministériel mal géré. Fin de mandat rime avec départs anticipés. L’ancien premier ministre conservateur Stephen Harper a perdu six ministres dans ses 18 derniers mois. Aucun d’entre eux n’avait cependant senti le besoin de signer une autobiographie revancharde ou des gazouillis du même ordre en série. Le premier ministre libéral persiste toutefois à pousser cavalièrement ses loyaux soldats vers la sortie ou une démission semi-volontaire.

« La loyauté n’est pas une rue à sens unique », observait l’élu libéral de Québec Joël Lightbound. Elle a en outre la fâcheuse habitude de s’effriter quand les disciples n’ont plus rien à perdre.

La session parlementaire se termine comme elle a commencé pour Justin Trudeau, face à la grogne d’une partie de son caucus exacerbée par une défaite à une élection partielle. La réaction du premier ministre est cependant tout autre cette fois-ci, lui qui se barricade dans son mutisme depuis lundi. La proverbiale marche dans la neige semble approcher.

Une version précédente de ce texte, qui faisait référence à des investissements en sécurité à la frontière ne débutant qu’à la mi-mandat du prochain gouvernement à Ottawa, a été modifiée. Il s’agit plutôt de la mi-mandat du gouvernement Trump.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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