La laïcité dès le berceau

Beaucoup sont tombés des nues le mois dernier en lisant la lettre de Fatima Aboubakr dans Le Devoir. Aujourd’hui directrice de garderie, la Québécoise d’origine marocaine y racontait son expérience comme éducatrice dans une garderie subventionnée servant une population presque exclusivement musulmane et affichant une vocation islamique décomplexée. En ses murs, Mme Aboubakr disait avoir noté plusieurs entorses à la laïcité chère aux Québécois.

C’était en 2009. Simple anomalie dans la matrice ? Quinze ans plus tard, La Presse publiait mardi un dossier qui montre que la sélection selon la religion ou l’ethnie s’exprime à travers une foule de formules tarabiscotées que Québec a laissées fleurir sans sévir. Le chroniqueur Francis Vailles a passé au peigne fin les critères de sélection des centres de la petite enfance (CPE) et garderies subventionnées de la région de Montréal sur La Place 0-5. Bilan des courses : 36 garderies choisissent leurs enfants selon leur appartenance religieuse ou ethnique, entre autres.

On parle ici de critères qui, sans être exclusifs, favorisent l’appartenance « à des communautés juive, hellénique, arménienne, algérienne, chinoise ou haïtienne, par exemple ». Avec plus de 2600 enfants sous leur aile, ces milieux de garde, même s’ils ne forment que quelques gouttes dans un océan beaucoup plus vaste, ne peuvent pas être considérés lucidement comme de simples anomalies.

Ces milieux profitent plutôt d’un contexte laxiste qui, avec les années, a permis toutes sortes d’ajouts et d’interprétations dans l’établissement des critères d’attribution des places en garderie. Comme être recommandé par le Grand Rabbinat du Québec, avoir le yiddish comme langue maternelle, être bénévole à l’Association des projets charitables islamiques ou encore être membre de l’Église catholique italienne Notre-Dame-de-Pompei.

La sonnette d’alarme avait pourtant été tirée par le passé. Par le vérificateur général du Québec, qui avait mis en lumière les faiblesses des politiques d’attribution dans le réseau de garde subventionné en 2020. Par la firme KMPG aussi qui, dans un rapport publié la même année, avait jugé « élevé » le « risque que des titulaires de permis adoptent et appliquent des politiques d’admission discriminatoires, basées par exemple sur le sexe et la religion ».

La criante pénurie de places en garderie — le tableau de bord ministériel affiche 34 055 enfants en attente — exacerbe déjà l’importance que prend le processus de sélection des enfants pour les familles. S’il faut en plus que s’immiscent des critères qui vont à l’encontre de notre laïcité commune ou qui renient l’esprit de l’interculturalisme, ce modèle d’intégration et d’aménagement de la diversité qui a la faveur au Québec, force est d’admettre que cela revient à jeter de l’huile sur un feu déjà mal maîtrisé.

En entrevue à Tout un matin, la ministre de la Famille, Suzanne Roy, a dit estimer que le réseau comptait aujourd’hui plus de 2000 politiques d’admission différentes. Son ministère a déjà résolu de mettre de l’ordre dans ce fouillis inadmissible par un resserrement substantiel des critères d’attribution des places lors de la mise en fonction de son très attendu Guichet unique, reporté maintenant à l’automne 2025.

C’est beaucoup trop loin. Les services de garde qui sont sous les projecteurs sont des milieux subventionnés par l’État. Celui-ci y allonge, pour chaque enfant, entre 34 $ et 67 $ par jour, les parents assumant les 9,10 $ restants. Tous autant qu’ils sont, ces CPE et ces garderies testent les limites du vivre-ensemble en mettant en place un environnement où le religieux ou le communautarisme ont non seulement droit de cité, mais prééminence.

La vie commune dans une société laïque comme la nôtre commence dès le berceau. La Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance le dit d’ailleurs en toutes lettres. L’admission des enfants ne saurait être « liée à l’apprentissage d’une croyance, d’un dogme ou de la pratique d’une religion spécifique », pas plus que « les activités et les échanges éducatifs » ne peuvent avoir pour « objectif un tel apprentissage ».

Tout critère d’admission et toute pratique allant à l’encontre de ces principes fondateurs sont autant de dérives potentielles contre lesquelles Québec aurait dû s’élever bien avant. Porter plainte afin que le ministère envoie ses inspecteurs faire des vérifications et intervenir, comme l’a suggéré la ministre Roy, ne suffira pas à couper court au phénomène.

Le scandale de l’école Bedford a ouvert une boîte de Pandore. Des manquements à la Loi sur la laïcité ont été signalés dans dix-sept établissements scolaires depuis. D’abord réticent, le premier ministre François Legault s’est engagé à débattre de l’abolition du financement public pour les écoles à vocation religieuse, au nom notamment de l’équité entre les hommes et les femmes.

Ce débat doit aussi être fait pour les services de garde subventionnés par l’État, afin de colmater les brèches qui permettent à des milieux de garde de détourner des fonds publics à des fins contraires à la laïcité.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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