L’héritier remercié
Justin Trudeau ne voulait pas abdiquer. Pendant un an, il l’a dit, redit et martelé. Le premier ministre libéral s’est accroché tant et aussi longtemps (voire plus) que possible, mais il a bien dû se rendre à l’évidence — ou y être un peu forcé. Son départ était devenu inévitable. En s’accrochant jusqu’à la toute fin, il a cependant mis le Parti libéral du Canada (PLC) en bien précaire posture. Tout comme son legs politique, qu’il s’acharnait tant à protéger.
Ce sont les yeux cernés et les traits tirés par cette décision qu’il redoutait depuis des mois que Justin Trudeau s’est présenté lundi matin devant sa résidence officielle pour annoncer sa démission prochaine, lorsque son parti lui aura choisi une ou un successeur. « Le pays mérite un choix clair et réel lors des prochaines élections. Et il est devenu évident pour moi que, si je dois me concentrer sur des batailles internes, je ne peux pas être la meilleure option lors de ces élections. »
Sa place à la tête du PLC et du gouvernement était devenue intenable. Les appels discrets et polis à son départ lancés l’automne dernier s’étaient transformés en « consensus » au sein de la quasi-totalité de son caucus — les caucus de l’Ontario, du Québec et des provinces de l’Atlantique, qui représentent à eux trois 86 % de sa députation, en étaient venus à cette conclusion. Même ses ministres refusaient de le soutenir publiquement lors du remaniement d’avant-Noël. C’est dire le doute qu’émettaient certains d’entre eux en privé.
Plutôt que de faire preuve d’un peu d’introspection, c’est à ses collègues contestataires que Justin Trudeau fait porter sa décision. Pourtant, au fil de ses neuf ans au pouvoir, le premier ministre n’a pas fait l’économie de bourdes ou de scandales. Son offre politique a en outre manqué de souffle pour se renouveler et relancer la popularité de son gouvernement. La grogne de son caucus — qu’il a mal jaugée au point de la faire exploser en tentant d’écarter sa ministre Chrystia Freeland — n’était pas complètement désincarnée.
Cela dit, rien ne garantit, loin de là, que les libéraux auront de meilleures fortunes sans Justin Trudeau aux commandes. D’autant que la course à sa succession sera courte et que celui ou celle qui le remplacera n’aura que quelques semaines pour se préparer aux élections fédérales, qui ne sauront tarder ce printemps. Ce scrutin, les partis d’opposition s’y attelleront dès maintenant (sans se soucier du plafond de dépenses électorales), pendant que les troupes libérales géreront leur coûteuse course à la direction et que le premier ministre en attente de sa retraite tentera d’apaiser tant bien que mal Donald Trump, le président des États-Unis fraîchement désigné.
Le moment choisi pour forcer cette démission, de même que pour la concéder, ne pouvait être moins idéal.
La question décisive ne sera désormais plus celle d’un référendum sur le leadership de Justin Trudeau, mais celle d’un choix de vision politique pour la société québécoise et canadienne. Et à ce chapitre, le bilan libéral n’est certes pas parfait, mais il n’est pas négligeable non plus.
L’usure du pouvoir du gouvernement Trudeau en a presque fait oublier le fort différent portrait qu’affichait le Canada à la fin du règne du précédent gouvernement, dirigé par le conservateur Stephen Harper, il y a 10 ans. Retrait de la lutte contre les changements climatiques et du protocole de Kyoto ; abolition du registre des armes d’épaule ; édification de la loi et l’ordre en absolus ; réduction de l’aide internationale et fin du financement de l’avortement à l’étranger ; refus de couvrir les soins de santé de base des réfugiés ; coupes dans le financement de la culture ; rejet du rôle des médias comme pan essentiel d’une démocratie en santé.
Au terme de trois mandats, Justin Trudeau a changé de larges facettes de l’héritage laissé par les conservateurs de Harper et a élargi le filet social, notamment avec l’Allocation canadienne pour enfants. Évidemment non sans tares et sans excès en finances publiques, en immigration et en s’entêtant à s’ingérer à tout rompre dans les compétences des provinces.
L’alternance politique des gouvernements est saine en démocratie pour éviter la complaisance et l’arrogance de partis s’accrochant au pouvoir trop longtemps. Mais les solutions de rechange méritent néanmoins réflexion.
Bien que le chef conservateur, Pierre Poilievre, auquel les sondages prédisent une supermajorité, n’ait dévoilé que très peu d’informations sur son propre programme politique, les quelques mesures télégraphiées jusqu’à présent — en environnement, en justice pénale, en réduction des méfaits, sur la question du contrôle des armes à feu — ne sont pas sans susciter une certaine inquiétude d’un recul en droite continuité avec le gouvernement auquel il a autrefois pris part.
Il revient maintenant aux libéraux de réussir là où ils reprochaient à leur chef d’échouer. En ayant fait pendant 12 ans du Parti libéral le parti d’un seul héritier, les libéraux pourraient toutefois s’être tirés dans le pied.
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