Gouverner plutôt que s’entre-déchirer
Il y a de ces mandats à la tête d’un gouvernement plus sereins que d’autres. Force est de constater que celui de Justin Trudeau se taillera au contraire une place au chapitre des plus tumultueux, ponctué d’une crise sanitaire, de bouleversements géopolitiques, de querelles diplomatiques, de résistances provinciales pancanadiennes et maintenant d’une fronde à l’interne en pleine ébullition. Le tout accaparant un gouvernement dont la gestion de crise n’a jamais été la grande virtuosité.
L’ampleur et le sérieux de la grogne qui guette le premier ministre Justin Trudeau, à la réunion de son caucus mercredi, restent à évaluer. Le nombre de députés suffisamment mécontents pour réclamer haut et fort — et ouvertement — le départ du chef libéral reste à voir. Tout comme l’efficacité de leur stratégie et l’indéfectibilité de leur aplomb. Les trois élus qui ont osé le faire à visage découvert jusqu’à présent n’ont chacun leur tour jamais été appuyés dans l’immédiat par des collègues.
À la traîne dans les sondages depuis plus d’un an, les députés libéraux sont toutefois de plus en plus rongés par l’anxiété de perdre leur siège. La campagne publicitaire réclamée cet été pour riposter à l’offensive tous azimuts des conservateurs de Pierre Poilievre se fait toujours attendre. Le remaniement ministériel ou de personnel également. L’indolence et l’outrecuidance légendaires du premier ministre Trudeau et de son équipe n’ont fait qu’exacerber l’inquiétude du caucus, dont le regain de mécontentement n’était qu’une question de temps.
Le noyau du gouvernement se trouve absorbé à tenter d’étouffer pour de bon cette insatisfaction, pendant qu’aux Communes les travaux sont paralysés (hormis l’improductive période des questions) par une question de privilège du Parti conservateur faisant fi de la sacro-sainte séparation des pouvoirs politique et policier.
La vingtaine de projets de loi à l’étude n’y progresse donc pas, y compris ceux sur les préjudices en ligne, sur l’eau potable pour les Premières Nations, sur la citoyenneté par filiation et, surtout, sur la réforme de la loi électorale censée créer d’ici le prochain scrutin de nouvelles interdictions d’influence étrangère. Les négociations d’ententes sur l’aide alimentaire dans les écoles ou l’assurance médicaments pour le diabète et les contraceptifs se heurtent quant à elles au désintérêt des provinces.
Un marasme loin d’être idéal, bien qu’il n’en soit pas entièrement responsable, pour un gouvernement qui a fort à faire pour convaincre que son bilan vaudrait une réélection.
Face à la menace d’une fronde pour l’instant immesurable, le fait que le départ de quatre autres ministres soit ébruité — pour des raisons toutes personnelles, mais pas étrangères non plus au risque de perdre leur propre siège — n’était certainement pas fortuit.
De telles retraites politiques n’ont rien d’inhabituel. L’ancien gouvernement de Stephen Harper avait pour sa part perdu sept ministres en fin de règne (tandis que sept autres avaient été défaits, comme son gouvernement, lors des élections de 2015). Bien que M. Harper ait laissé les futurs retraités terminer leur mandat au sein du cabinet, Justin Trudeau y voit plutôt l’occasion d’enjôler quelques élus nerveux en leur faisant miroiter un poste de ministre ou, du moins, de secrétaire parlementaire. En attendant l’élection présidentielle américaine pour rebrasser ses cartes, il s’achète en outre leur patience encore trois semaines.
Ces séries de nominations font toutefois inévitablement des déçus. Or, la frustration latente est intenable pour un gouvernement minoritaire dont l’instabilité parlementaire permet de moins en moins une course à la chefferie, laquelle n’offrirait pas soudainement selon toute vraisemblance de perspectives électorales beaucoup plus réjouissantes.
Il faudra à Justin Trudeau — inébranlable malgré la constance des sondages qui lui accordent en moyenne 20 points de retard — plus que le désaveu actuel des quelque 20 % de ses députés n’étant pas ministres, selon les rumeurs chiffrant la fronde, pour le contraindre de jeter l’éponge et d’abandonner son ultime combat contre Pierre Poilievre.
L’exemple américain, si boiteux soit-il, dont aimeraient s’inspirer certains libéraux devrait les faire réévaluer leur impatience. L’élan de popularité de Kamala Harris est déjà en train de s’essouffler. La faveur populaire de Pierre Poilievre en revanche reste stable, mais les impressions négatives à son endroit ont augmenté de 5 points en l’espace d’à peine un mois (40 % des répondants d’Abacus, contre 39 % qui en ont une image positive).
Les libéraux ont raison d’être anxieux. Renverser la tendance inéluctable est un défi de taille. Décrocher un quatrième mandat de suite serait inédit depuis le début du siècle dernier.
S’ils veulent sauver leur sort et pouvoir espérer rattraper Pierre Poilievre — ou à tout le moins limiter la défaite —, les élus libéraux devraient d’abord s’affairer à consolider leur legs progressiste menacé. Ce qui passe avant tout par le fait de gouverner plutôt que de s’entre-déchirer.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.