Extirper la faim à sa racine
Il est bon de s’en souvenir. En 1989, le gouvernement canadien avait promis la fin de la pauvreté infantile avant le passage au nouveau millénaire. Des décennies plus tard, les chiffres s’entêtent à raconter une autre histoire, celle d’un échec cuisant dont les effets les plus visibles, et peut-être les plus cruels, passent encore et toujours par le ventre.
Dans leur Bilan-Faim 2024 publié lundi, les Banques alimentaires du Québec (BAQ) font état d’une aggravation continue de l’insécurité alimentaire ces dernières années. Par mois, le réseau a répondu à 2,9 millions de demandes d’aide alimentaire, un sommet et une augmentation de 13 % en un an. Ce bond substantiel n’épargne pas les enfants, les familles passant de 48 % à 55 % de la clientèle des banques alimentaires québécoises durant la même période.
Autre signe que la faim gruge du terrain, ses visages se diversifient avec l’inflation et la crise de l’habitation. Les jeunes accusent de plein fouet les effets de ce climat morose. Les étudiants postsecondaires comptent maintenant pour 14 % de la clientèle des banques alimentaires québécoises ; entre 2011 et 2023, leur recours à l’aide alimentaire a augmenté de 540 %. Les petits salariés se font aussi plus nombreux. Leur proportion atteint maintenant 19,6 %.
Dévoilé le même jour, le bilan des Banques alimentaires du Canada confirme une montée en vrille des besoins en cinq ans d’un océan à l’autre. Le recours à l’aide alimentaire a augmenté de 90 % par rapport à mars 2019. Surtout, les banques elles-mêmes montrent des signes d’essoufflement qui suggèrent que le système a peut-être « atteint ses limites absolues ».
Des ruptures de services, le Québec en a connu lui aussi. Le gouvernement Legault n’y est pas resté insensible. Son dernier budget a offert aux banques alimentaires une aide substantielle. Reste que la courbe de croissance des besoins est insoutenable. L’aide alimentaire est un dépanneur, elle ne peut pas devenir un plan à long terme.
Si les banques doivent bonifier leur offre à ce point, c’est parce qu’on manque à nos devoirs ailleurs. Or, pour prendre la faim à sa racine, il n’y a pas de recette miracle, il faut s’attaquer en priorité à la pauvreté, laquelle a recommencé à progresser au Canada, lit-on dans le rapport 2024 du Conseil consultatif national sur la pauvreté tout juste publié.
Le problème, c’est qu’en matière de lutte contre la pauvreté, le Québec n’est pas équipé fort, fort. Déposé en juin, le quatrième plan quinquennal de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale de la ministre Chantal Rouleau n’a pas ce qu’il faut pour donner l’impulsion nécessaire à un pareil changement de paradigme. La ministre l’a promis « évolutif ». C’est le temps de le prouver.
Cela étant, d’autres actions structurantes sont envisageables pour regarnir nos assiettes. À commencer par un resserrement de notre gestion des déchets alimentaires évitables. Utilisés à leur maximum, ceux-ci pourraient nourrir plus de 17 millions de personnes par année, selon Deuxième Récolte, qui récupère et redistribue les surplus de l’industrie alimentaire. Il faudrait aussi pousser le génial Programme de récupération en supermarchés plusieurs coches plus loin.
Nos turbulences alimentaires ne nous sont pas uniques. L’Institut Montaigne publiait ce mois-ci un rapport s’alarmant que l’idéal du « repas à la française » s’estompe progressivement dans l’Hexagone, et que la faim s’installe à demeure chez un nombre grandissant de Français. Là-bas, comme ici, les assiettes s’appauvrissent ; les calories demeurent, mais les nutriments sont en chute libre.
Il faut dire que manger coûte de plus en plus cher. À Montréal, en moins d’un an, la facture annuelle pour une épicerie nutritive de base a bondi de 396 dollars pour une famille de quatre personnes. Pour contrer cela, il faudrait lutter plus efficacement contre les déserts alimentaires qui pullulent au Québec. On pourrait aussi évaluer la pertinence de sécuriser l’accès à une sélection d’aliments de base par l’État.
On pourrait surtout arrêter de se quereller autour d’une offre alimentaire à l’école. L’objectif zéro ventre vide à l’école partagé par le Parti québécois et Québec solidaire n’a rien d’une lubie coupée du réel. Adopté par tous les pays du G7 et une majorité de pays de l’OCDE (sauf le Canada), un programme national d’alimentation scolaire ne combat pas que la faim. C’est aussi un instrument de santé publique, voire un éperon économique, quand on y offre des produits locaux.
Nul besoin d’en faire une formule gratuite mur à mur. Le Québec pourrait universaliser ce que La Cantine pour tous fait déjà très bien en offrant des repas à prix flexible dans une centaine d’écoles au Québec. Ottawa a justement réservé une enveloppe d’un milliard de dollars sur cinq ans pour nourrir les enfants dans les écoles. On a beau détester les incursions du fédéral dans nos platebandes, avec des chiffres aussi effarants que ceux publiés lundi, l’heure est moins à l’intransigeance qu’à la négociation et à la flexibilité.
Ne dit-on pas que la fin (ici la faim) justifie les moyens ?
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que le réseau des banques alimentaires québécoises a répondu à 2,6 millions de demandes d’aide alimentaire par mois, une augmentation de 14 % en un an, et que les étudiants postsecondaires et les petits salariés comptent maintenant respectivement pour 14 % et 18 % de leur clientèle, a été corrigée.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.