Dommages électoraux collatéraux

L’incertitude créée par l’élection présidentielle américaine est telle qu’à peine Donald Trump réélu, ses alliés, craignant de ne devenir ses prochaines victimes, laissent déjà planer la possibilité de déserter. La déloyauté précipitée manifestée à l’endroit du Mexique par ses partenaires canadiens s’exprime à divers degrés. Elle envoie cependant un identique et bien mauvais signal à un président désigné qui se croit précisément maître de la négociation coercitive.

Le premier ministre ontarien, Doug Ford, a lancé le bal de cette félonie en revendiquant le premier que le Canada tourne le dos aux Mexicains pour remplacer l’accord de libre-échange nord-américain par des ententes bilatérales. La renégociation statutaire du nouvel Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), péniblement signé sous le premier gouvernement Trump, doit reprendre dans un an et pourrait bien s’avérer tout aussi corsée.

Bien que les homologues de M. Ford ne soient pas aussi catégoriques que lui, il y a consensus parmi les provinces — y compris le Québec — sur l’idée d’abandonner le Mexique à son sort si les pourparlers entre les tres amigos, une fois entamés, deviennent trop compliqués. Du côté du gouvernement canadien, « idéalement », l’accord de libre-échange demeurerait nord-américain, mais le premier ministre Justin Trudeau n’a pas exclu à son tour d’envisager « d’autres options ». Un sévère avertissement pour la nouvelle présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum.

Les États-Unis, et le Canada par assentiment, craignent de voir le Mexique servir de porte d’entrée à la Chine sur le marché nord-américain, alors que ses deux partenaires au nord tentent au contraire de freiner cet accès à Pékin. Les importations chinoises en sol mexicain ont bondi de 36 % en l’espace de quatre ans. Plusieurs investissements chinois dans le secteur automobile y ont été annoncés, quoiqu’aucun n’ait pour l’instant été mené à terme.

Nonobstant, Ottawa préfère s’allier à Washington, de peur d’autrement faire les frais par la bande des foudres dirigées vers le Mexique. Rien ne garantit pourtant des pourparlers bilatéraux plus harmonieux avec un président Trump acrimonieux, qui partage les doléances consensuelles américaines contre la gestion de l’offre et la taxe canadienne sur les services numériques (qui frappe plus particulièrement les plateformes américaines).

Le front commun, même imparfait, avait su tenir tête à Donald Trump une première fois. Les politiciens canadiens auraient intérêt à bien réfléchir avant de retenir irrémédiablement une stratégie solitaire malavisée face au géant américain.

L’appréhension affichée est de surcroît prématurée. La portée de la renégociation à venir est inconnue. La guerre de tarifs douaniers prévue par Donald Trump — qui vient de menacer ses deux partenaires nord-américains de leur en imposer de 25 % en riposte à leurs frontières jugées trop « poreuses » — pourrait bien prendre le dessus, tout comme les tensions frontalières qui se profilent déjà entre Washington et Ottawa.

Le Mexique, inquiet de ce qu’il entend en provenance du nord du continent, assure d’ailleurs souhaiter lui-même réduire sa dépendance aux importations chinoises. La stratégie embryonnaire de la présidente Sheinbaum pour y parvenir a beau demeurer floue, elle dispose encore d’un an pour rassurer ses partenaires et aplanir les irritants.

La sortie hâtive de Doug Ford confirme surtout que les autorités canadiennes s’apprêtent cette fois-ci non seulement à affronter un gouvernement Trump fortifié sur tous les fronts, par les nominations de laquais aussi dogmatiques que lui, mais aussi à le faire par la voix d’un Canada désormais désuni.

Le premier ministre ontarien, qui s’était fait l’un des plus fidèles supporteurs du gouvernement Trudeau, s’efforce maintenant de placer ses propres pions en vue d’élections provinciales anticipées. Notamment en profitant de son rôle à la présidence tournante du Conseil de la fédération cette année pour se dresser, de concert avec les autres provinces, contre Ottawa dans ce dossier.

Ses collègues conservateurs des quatre coins du Canada ont eux aussi perdu toute envie d’épauler le gouvernement de Justin Trudeau, devenu bien moins populaire qu’à ses débuts. Terminée, donc, l’aide apportée à l’« équipe Canada » par d’anciens ministres conservateurs fédéraux, comme Rona Ambrose ou James Moore. L’élection d’un gouvernement conservateur fédéral étant à portée de main, l’entraide transpartisane est maintenant surannée. Tant pis pour les intérêts canadiens.

Car le gouvernement Trudeau ainsi fragilisé, c’est le futur gouvernement républicain — et non pas Doug Ford, le mouvement conservateur ou le chef fédéral Pierre Poilievre — qui risque d’en profiter. Même une fois le prochain scrutin fédéral passé, cette division canadienne ou nord-américaine ne sera pas instantanément oubliée.

Tout ce débat annonçant l’arrêt de mort de 30 ans de libre-échange tripartite par une expulsion du Mexique se révélera fort probablement d’ici un an, espérons-le, exagéré. Mais l’inquiétude qui plane sur la relation économique et commerciale entre les États-Unis et le Canada, elle, ne l’est pas.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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