Détricotage en règle
Tout le monde savait qu’avec l’entrée en fonction de Francisation Québec, en juin 2023, l’arrimage entre le ministère de l’Éducation (MEQ) et le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) serait complexe. Qu’il nécessiterait de la planification, des ressources, du temps, de la finesse. Comment a-t-on pu, dans les arcanes gouvernementaux, si mal anticiper l’ampleur de la crise qui secoue le milieu de la francisation avec des milliers d’élèves laissés en plan ?
Quelle sorte de novlangue, surtout, permet au ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Jean-François Roberge, de dire que son gouvernement ne coupe rien quand c’est bien ce qu’on fait depuis des semaines sur le terrain : couper à grands coups de hache dans les classes de francisation ? Dans certaines régions, ce qu’on voit, ce sont des coupes à blanc comme en Estrie et en Abitibi où des écoles de francisation ferment tous leurs services sans exception.
Dans un Québec où les rangs dégarnis des enseignants font les manchettes, il est difficile de voir la mise à pied de près de 200 profs de français autrement que comme un gâchis. À plus forte raison quand on sait que la liste d’attente de Francisation Québec atteint les 35 000 personnes et que l’attente pour obtenir un cours à temps plein atteint un temps moyen de « près de 81 jours ouvrables ».
D’abord décontenancé par ces fermetures en série, qui se traduisent, oui, par de vraies de vraies coupes de services, le ministre Roberge assure que les fonds consacrés à la francisation n’ont pas bougé. Le fédéral affirme pour sa part qu’une part des 750 millions de dollars qu’il verse au Québec pour la francisation dort dans les coffres. Qui dit vrai ?
Pour le ministre Roberge, ce sont les centres de services scolaires (CSS) qui ont eux-mêmes créé la crise en dépensant sans discernement. Si seulement c’était si simple. Cela fait des mois que Québec met de la pression sur le milieu de la francisation pour qu’il rattrape ses retards. Les CSS auraient mal compris son message ? Auraient-ils dû faire plus avec moins encore ?
À titre de guichet unique, Francisation Québec a vu la demande enfler : aurait-il dû sonner l’alarme ? Mettre les freins ? La myopie dont toutes les parties ont fait preuve dans ce dossier est un affligeant rappel de nos difficultés à gouverner, au Québec, en pensant à demain.
Avant que la bulle migratoire ne lui éclate au visage, le gouvernement caquiste aura lui-même contribué à la faire gonfler par une série de décisions malavisées. Comment qualifier autrement l’addition de mesures pour élargir et bonifier l’embauche de travailleurs temporaires alors même qu’il savait fort bien que le gouvernement Trudeau travaillait littéralement à inonder le pays de nouveaux arrivants ?
Quand le gouvernement Legault s’est réveillé, il était déjà trop tard. Obsédé par la menace d’une « louisianisation », ce dernier s’est engagé à franciser plus que jamais auparavant. Il n’a pas lésiné sur les moyens pour y parvenir, faisant preuve d’une générosité inégalée. En cinq ans, le budget global annuel alloué à la francisation a grimpé de plus de 120 millions de dollars sous l’aile caquiste.
Ce que le gouvernement Legault ne dit pas, c’est qu’il a considérablement changé les règles du jeu dans l’intervalle. La maîtrise de notre langue commune n’est pas que notre meilleure alliée en matière d’intégration. Elle est devenue une obligation dont les responsabilités sont partagées par l’État et les apprenants. Notre Charte de la langue française 2.0 prévoit que toute personne domiciliée au Québec a droit à des services d’apprentissage du français. Sans exception.
À l’inverse, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec a introduit des conditions attachées à ce passage au bout duquel un ticket pourrait ne plus être valide. C’est le cas pour les travailleurs temporaires qui se verront refuser le renouvellement de leur permis de travail après trois ans s’ils n’ont pas su acquérir une connaissance minimale du français. Conséquemment, on leur a pour la première fois ouvert l’accès aux classes de francisation. Avec le succès que l’on sait.
Les travailleurs temporaires forment actuellement 55 % des personnes en processus de francisation. Ça pèse lourd, trop lourd. Le gouvernement Legault a donc fait marche arrière la semaine dernière. Priorité sera redonnée aux immigrants qui vont rester au Québec. Logique dans l’immédiat, sa décision témoigne cependant d’une courte vue sur le long terme.
La plupart des défis qui guettent le Québec sont inextricablement liés à sa langue. Apprendre le français vient avec des coûts et des sacrifices pour l’État, mais aussi pour les apprenants. Dans les deux cas, le temps et le vide sont des ennemis redoutables, à la fois un sapeur de motivation et un générateur d’échecs annoncés.
Gouverner, c’est fatalement choisir. Or, gouverner une nation comme le Québec, dont l’avenir passe par la solidité de sa langue, demande un engagement sans faille à l’égard de celle-ci. Quiconque tolère les turbulences actuelles dans le milieu de la francisation faillit à cet engagement fondateur.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.