Le désordre mondial

Déjà 25 ans depuis l’an 2000. L’équipe éditoriale du Devoir vous propose un regard à la fois caustique et porteur d’espoir, dans la mesure du possible, sur les grands événements et tendances qui ont façonné ce premier quart de siècle. Aujourd’hui : fracture démocratique et désordre autocratique.

Le soupir de soulagement collectif poussé il y a 30 ans, au lendemain de la guerre froide, exhalait tout l’espoir d’un monde apaisé, enfin délivré de cette omniprésente insécurité. Une trêve garante de tant attendues paix et stabilité. Le leurre de cette accalmie n’a cependant pas subsisté, la fracture démocratique cédant sous l’audace autocratique. Voilà qu’aux quatre coins de la planète, chacun retient à nouveau son souffle. Quelques havres de résistance offrent heureusement encore un brin d’espérance.

L’heure est de nos jours trop souvent aux plus sombres records. Cette impression d’un monde lourd, plombé par un cumul de tensions, n’est pas que perception.

Le nombre de conflits dans le monde vient de doubler en l’espace d’à peine cinq ans. On pense à l’Ukraine, à Gaza, au Liban, à Haïti, au Soudan, auxquels s’ajoutent 45 autres pays de la planète, sur laquelle une personne sur huit vit au péril des combats.

La planète ne s’est pas pacifiée, elle s’est plutôt surmilitarisée. Les dépenses en équipement de cet ordre ont surpassé, en valeur réelle, celles de l’époque de la guerre froide. Un armement planétaire en croissance constante, ayant affiché sa plus forte hausse annuelle en 15 ans l’an dernier. L’arsenal nucléaire opérationnel n’est pas en reste, continuant lui aussi d’enfler à un rythme préoccupant. Ce qui fait dire aux experts de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) que la planète vit « l’une des périodes les plus dangereuses de l’histoire de l’humanité ». Rien de moins, pour se souhaiter une heureuse nouvelle année.

Au palmarès des puissances avides d’équipement de guerre ne figurent évidemment pas que des régimes autoritaires, puisqu’en tête du classement se hissent les États-Unis. L’ère est cependant en outre à l’effritement du monde démocratique, 70 % de la population mondiale — 5,4 milliards de personnes en 2022 — vivant sous une dictature. Un recul, là encore, par rapport aux années de la fin de la guerre froide.

La rivalité géopolitique n’est plus purement géographique, mais en se liguant outre-continent, ces régimes contestataires de l’hégémonie occidentale ébranlent tout autant l’ordre mondial. Et non sans moyens. Trois des cinq membres des BRICS (la Russie, la Chine et l’Inde) figurent parmi les quatre plus gros acheteurs militaires. Outre la répression qu’ils infligent à leurs propres populations, leur agressivité outrepasse leurs frontières, à saveur de menaces économiques, d’ingérence étrangère chez leurs adversaires ou encore d’entraves au sein des Nations unies et d’autres instances internationales.

« Leur combat est géopolitique et non idéologique. Ce qu’ils défendent, ce n’est pas une alternative à la démocratie mais leur indépendance », explique dans Le Point Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington ainsi qu’aux Nations unies. Le résultat n’en est pas moins déstabilisateur.

Cette précarisation n’est toutefois pas que l’œuvre de régimes perturbateurs. Au sein même des démocraties, ou de ce qu’il reste de celles qui, bien que vacillantes, se revendiquent encore du terme, politiciens et agitateurs torpillent le libéralisme de l’intérieur. La répression menée par le gouvernement indien, le démantèlement annoncé par Donald Trump de l’État américain, l’assaut du Capitole par ses disciples en janvier 2021, la propagation de théories complotistes par d’avides hommes et femmes politiques. Et que dire de l’échec des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, qui ont ouvert le XXIe siècle et qui n’ont mené qu’à l’abandon des populations locales à des régimes tout aussi répressifs.

« L’ordre mondial est près du point de bascule », prévient l’ONG Freedom House, qui recense 16 années consécutives de recul des droits démocratiques.

Cette fatalité n’est cela dit pas encore scellée. Le désespoir peut attendre. Aux quatre coins du monde, des mouvements de résistance populaire descendent dans la rue pour réclamer leur liberté et refuser d’être bâillonnés. Citons le courage admirable des Iraniennes retirant leur voile au risque d’être violemment jetées en prison, la bravoure d’Afghanes osant prendre part à de discrètes manifestations d’un danger non moins redoutable, l’aplomb des Hongrois qui ont tenu tête au premier ministre Viktor Orbán, la mobilisation ayant coupé court à la loi martiale en Corée du Sud avant même qu’elle ne puisse être imposée.

C’est à leur vaillance inspirante, à eux tous, qu’il faut se raccrocher, malgré les échecs de la diplomatie et le délaissement de missions de paix, toutes deux des armes d’apaisement des conflits à refourbir pour l’avenir.

Car les citoyens du monde n’ont pas abdiqué leur liberté. Pourvu que ceux qui croient encore à l’ordre mondial les entendent et, surtout, le soutiennent eux aussi.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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