Le choc d’une fin de régime

Pour un coup de théâtre, c’en est tout un ! La ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, a démissionné quelques heures avant de présenter l’énoncé économique du gouvernement libéral. Elle s’est fait justice sur X, ô ironie, le réseau social appartenant à un homme qui qualifiait tout récemment le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, « d’insupportable abruti ».

Évoquant la perte de confiance du premier ministre à son égard et la perte de son autorité, Mme Freeland est partie juste avant d’être limogée. Le premier ministre courtise, sans grande discrétion, l’ex-gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, pour la remplacer. Sa lettre de départ révèle le profond désaccord entre elle et le premier ministre sur la gestion des finances publiques. Elle dénonce des « astuces politiques coûteuses », une allusion à peine voilée au congé de TPS de deux mois et des chèques de 250 $ que M. Trudeau veut envoyer à tous les Canadiens gagnant 150 000 $ et moins annuellement, deux mesures évaluées à 6,28 milliards.

Chrystia Freeland aurait préféré que le Canada préserve sa capacité fiscale pour affronter le choc de la guerre tarifaire promise par le président américain désigné, Donald Trump. Le premier ministre ne l’entend pas ainsi. Il tient à garder son costume de père Noël pour le temps des Fêtes.

Le départ de Mme Freeland est beaucoup plus fracassant que celui de son prédécesseur, Bill Morneau, mais il y a tout de même un trait d’union dans le parcours des deux ministres qui auront tenu la barre des Finances depuis 2015. Ils ont dû composer avec des objectifs contradictoires : retrouver un ancrage fiscal d’un côté, dépenser sans compter de l’autre.

Alors qu’il promettrait le retour à la discipline fiscale, le gouvernement Trudeau a multiplié les initiatives, y compris dans les champs de compétence dévolus aux provinces, pour gagner la faveur de l’électorat et faire du Canada un eldorado progressiste. La politique fiscale du gouvernement minoritaire a même pris les allures d’une fuite vers l’insouciance à partir du moment, en mars 2022, où il a cédé aux demandes extravagantes du NPD pour se maintenir au pouvoir.

Sept ministres ont maintenant déserté le cabinet Trudeau. Inutile de chercher bien loin pour deviner la stratégie de repositionnement. Le premier ministre procédera sous peu à un remaniement éclair, à l’issue duquel Mark Carney, deviendra ministre des Finances. Ou peut-être pas. Les appels à la démission deviendront de plus en plus difficiles à ignorer pour Justin Trudeau.

L’implosion en temps réel du gouvernement Trudeau a accaparé tellement d’attention que la mise à jour économique a été reléguée au rang de note de bas de page. Pendant une partie de cette journée anormale, l’hypothèse qu’elle ne soit même pas présentée a même circulé sur la colline du Parlement. La leader du gouvernement, Karina Gould, a finalement déposé le document aux Communes, désertées par les députés libéraux, pendant que le nouveau ministre des Finances, le loyal Dominic LeBlanc, était assermenté à Rideau Hall.

Pour tout dire de cette journée d’exception, des fonctionnaires fédéraux ont appris la démission de Mme Freeland dans le huis clos des médias qui étudiaient l’énoncé économique. Des collègues de l’ex-ministre des Finances ont été pris par surprise. La présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand, était visiblement émue et à court d’explications.

Finalement, l’énoncé économique est à l’image des précédentes initiatives budgétaires du gouvernement Trudeau. Le déficit anticipé sera de 48,3 milliards de dollars en 2024-2025, soit 8,5 milliards de plus que prévu. La situation financière 2023-2024 est encore moins reluisante avec un déficit de 61,9 milliards, alors qu’il devait être de 40 milliards. La seule bonne nouvelle, si l’on peut parler ainsi, c’est que le ratio dette/PIB est resté à 42,1 % pour l’exercice en cours.

Il n’en demeure pas moins que ce gouvernement dépensier a été poussé dans l’exubérance par son partenaire politique, le NPD, sans que les électeurs aient pu se prononcer sur l’à-propos de ce mariage reposant sur l’ambition du pouvoir plutôt que la recherche du bien commun.

Mme Freeland évoque dans sa lettre de démission la nécessité que les Canadiens demeurent « forts, intelligents et unis » pour affronter le nationalisme économique radical de Trump. La guerre tarifaire qui se dessine est trop importante pour la laisser entre les mains d’un premier ministre au leadership exsangue, qui pense encore se tirer d’affaire par un remaniement ministériel de la dernière heure.

Même l’arrivée pressentie de M. Carney, un candidat de prestige et hautement crédible, ne suffit plus à dissiper le doute. Nous sommes mûrs pour des élections, seule garantie d’une véritable conversation nationale sur notre dessein collectif. La crise de confiance qui secoue le gouvernement est trop grave pour en laisser la gestion au premier ministre et à sa garde rapprochée.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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