Chasser la mort de la rue

On meurt encore trop souvent en marchant tout bonnement dans nos rues. C’est le sort funeste qui attendait un garçon de 11 ans, écrasé la semaine dernière par un camion à l’angle des avenues Bernard et du Parc, dans le Mile End, à un jet de pierre de la maison familiale. Le mois d’avant, c’est un jeune homme de 18 ans, nouvellement installé à Montréal pour ses études, qui passait sous les roues d’un autobus, à l’intersection des rues Saint-Denis et Rigaud.

À la fin août, à Amos, c’est un adolescent de 13 ans qui était happé par un automobiliste au premier jour de la rentrée, à la sortie de son autobus scolaire. Leurs rêves à jamais derrière eux, ces trois jeunes fauchés à l’orée de leur vie nous rappellent à nos devoirs inachevés en matière de sécurité piétonnière au Québec.

Force est de constater que les petits pas encourageants notés au Bilan routier de 2023 n’ont pas tenu longtemps après un bilan routier 2022 désastreux, le pire des quinze dernières années en ce qui a trait au nombre de piétons décédés. L’année scolaire n’avait que deux semaines que Piétons Québec prenait le clavier, le 10 septembre, pour s’indigner du mauvais sort fait aux enfants se déplaçant à pied. On recensait alors déjà cinq jeunes de 3, 5, 6, 13 et 15 ans, qui avaient fait les frais de collisions évitables, un comble !

On apprenait la même semaine que le bilan routier s’était considérablement détérioré dans les six premiers mois de 2024 à Montréal. En plus de noter une hausse des décès et des blessés graves, le Service de police de la Ville de Montréal disait avoir recensé deux fois plus d’arrestations pour conduite dangereuse qu’à pareille date l’an dernier.

Ce ne sont pourtant pas les garde-fous qui manquent sur le territoire québécois. Au moyen de sa Politique nationale d’architecture et d’aménagement du territoire, de sa Politique de mobilité durable, de son Plan d’action en sécurité routière ou encore de ses réformes du Code de la sécurité routière, Québec a blindé ses approches ces dernières années.

La dernière en date, l’adoption par le gouvernement Legault de la Vision zéro décès et blessé grave qui a fait des merveilles en Suède, est porteuse de grands espoirs. Adoptée d’abord par Montréal, qui en a été en quelque sorte la précurseure chez nous, cette approche novatrice prône un « système sûr » pour tous les usagers selon leur degré de vulnérabilité, du plus fragile piéton au chauffeur de poids lourd.

Une large part de sa mise en action appartient à nos gouvernants. À eux incombe la tâche titanesque de réaménager nos routes et nos règlements en conséquence. Les mesures éprouvées ne manquent pas : apaisement de la circulation, passages piétons en diagonale, trajets repensés, abords sécurisés, transports collectifs renforcés et démultipliés, parc automobile réduit, limites de vitesse revues à la baisse ; le champ des possibles est vaste et scientifiquement éprouvé. Reste à choisir ce qui convient le mieux à nos réalités.

La détermination de nos gouvernants à mettre ces mesures en place rapidement, elle, demande à être prouvée. À commencer par celle du ministère des Transports et de la Mobilité durable qui fait trop souvent figure d’irréformable cancre avec ses routes et ses ouvrages qui érigent la fluidité automobile en parangon d’excellence.

Chantre reconnue de la mobilité durable, la mairesse Valérie Plante est assurément celle qui a poussé la logique inverse le plus loin sur le territoire québécois. Elle aura eu beau profondément changer Montréal pour la rendre plus proche de la Vision zéro, ses efforts sont contrariés par les banlieusards qui continuent de prendre l’île pour un simple transit et par un parc automobile en proie avec une obésité morbide.

Non seulement la part du parc automobile croît plus vite que la population elle-même, mais son poids pèse plus que jamais, indique une étude de la chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. Or, plus les véhicules sont nombreux, plus ils vont vite, plus ils sont imposants, plus la vulnérabilité des usagers de la route grandit.

Devant pareille hostilité, il peut être tentant d’adopter une armure égale en se repliant exclusivement sur l’auto. Sur une base collective toutefois, chaque recul du genre contribue à faire grandir l’insécurité routière. Il faut au contraire briser ce cercle vicieux, car il nuit à la cohabitation, véritable sésame d’une rue en santé. 

Nos gouvernants n’y arriveront pas seuls, même avec une feuille de route exemplaire. Si la rue appartient à tous, c’est aussi à nous tous, usagers, de nous responsabiliser. Du plus lourd au plus léger.

Pour éviter que l’on retombe dans la même logique stérile — un énième accident, un énième rapport de coroner que le ministère sera libre de suivre (ou pas) —, le collectif Pas une mort de plus propose la création d’un Protecteur de l’usager de la route. Capable de recevoir les plaintes et d’imposer aux autorités des actions immédiates, voilà un chien de garde qui pourrait faire changer les choses sur le terrain, le temps que les principes de l’approche Vision zéro soient bien implantés aux quatre coins du Québec.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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