Céder aux incohérents reculs
Le moment choisi par l’Association canadienne des chefs de police (ACCP) pour désavouer l’avenue de la décriminalisation de drogues rivalisait entre indifférence et cruauté. En pleine Semaine nationale de la sensibilisation aux dépendances, l’ACCP y est allée d’une complète volte-face en reniant tous les avis scientifiques auxquels elle souscrivait il y a à peine quatre ans, pour céder désormais à l’inquiétude populaire. Un recul aussi inquiétant qu’incohérent.
Car, soudainement, l’ACCP « ne soutient plus la décriminalisation de drogues illicites, quelle qu’en soit la quantité, pour usage personnel », a-t-elle annoncé mercredi dernier. Les chefs de police imputent la faute à l’expérience de la Colombie-Britannique, où le projet pilote entamé l’an dernier avec la collaboration d’Ottawa vient d’être abandonné, faute d’avoir été adéquatement encadré. L’ACCP en conclut que « la répression des drogues demeure un outil indispensable pour lutter contre les risques pour la sécurité publique ».
Or, pas plus tard qu’en 2020, cette même association reconnaissait que la toxicomanie est un problème de santé et que la décriminalisation de la possession simple, comme l’ont démontré les données empiriques, est « un moyen efficace » d’en réduire « les effets nuisibles » tant sur la santé publique que sur la sécurité publique.
L’ère est cependant aujourd’hui à ce ressac vers la répression à elle seule. Les pionniers de la décriminalisation qu’ont été la Colombie-Britannique et l’État de l’Oregon ont échoué à offrir tous les services complémentaires nécessaires — de traitement, de prévention, de respect des balises censées encadrer la consommation sur la place publique — pour faire de cette approche de réduction des méfaits un réel succès.
Résultat : des débordements inacceptables ont effrité la tolérance populaire, au point de semer une inquiétude à laquelle succombent de tout aussi pleutres policiers et politiciens. Et ce, non seulement dans les rangs conservateurs, mais même chez le néodémocrate David Eby, le premier ministre de la province. Jadis avant-gardiste dans l’Ouest, il prône désormais lui aussi la désintoxication forcée pour certains utilisateurs de drogues.
Les 47 162 victimes mortes de la « crise des surdoses d’opioïdes » dans les huit dernières années et leurs dizaines de milliers de proches endeuillés méritent franchement mieux que de voir leurs élus et leurs forces policières tourner si froidement le dos à une épidémie que l’on refuse encore inexplicablement de nommer ainsi. Faire de la décriminalisation le bouc émissaire d’un fléau aussi complexe à endiguer n’annonce qu’un retour à une approche criminelle dont les ratés sont documentés.
Forcer la consommation de drogues d’une toxicité devenue exponentiellement mortelle à se passer dans des lieux isolés ne fait qu’accroître le risque de surdose mortelle, tout comme la menace d’une arrestation planant sur tout utilisateur qui appellerait les secours à l’aide. Des études américaines ont en outre démontré que les saisies de drogues et l’emprisonnement de consommateurs étaient liés à une hausse subséquente des surdoses.
Des recherches que l’association des chefs de police disait accepter. Mais l’ACCP préfère finalement continuer de consacrer ses énergies aux arrestations pour possession simple (54 % de tous les crimes pour drogues, autres que le cannabis, déclarés par la police) plutôt qu’au trafic (37 %) ou à l’importation et l’exportation (8 %).
Modifier des politiques que l’on sait inefficaces requiert de prendre le temps de s’adapter, et non pas, dès les premiers écueils, de simplement reculer. Le Québec, au moins, a avancé, quoiqu’en catimini, en déjudiciarisant la possession simple de drogues illicites.
La Cour suprême vient par ailleurs de déterminer que l’épidémie d’opioïdes est d’une telle « envergure nationale » qu’elle justifie qu’une loi de la Colombie-Britannique permette qu’une action collective soit intentée au nom de l’ensemble des provinces (y compris le Québec) et du fédéral.
Des pharmaceutiques soutenaient que le gouvernement de Victoria, en réclamant au nom de ses pendants provinciaux 85 milliards de dollars pour compenser les frais engagés en soins de santé en lien avec cette crise, outrepasserait ses compétences. Or, l’épidémie de surdoses est « un exemple frappant d’une crise qui appelle à cette coopération », a jugé vendredi à la majorité le plus haut tribunal.
Les chefs de police auraient intérêt à écouter, réellement cette fois-ci, la science et la jurisprudence. Que les élus cèdent à l’opinion populaire témoigne d’un simpliste et sinistre électoralisme. Mais que les autorités judiciaires renouent elles aussi avec une approche criminelle unidimensionnelle, en espérant soudainement éviter les échecs du passé, ne traduit rien d’autre qu’une tout aussi déplorable ineptie.
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