Un arrière-goût de déjà vu
La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine n’a pas provoqué la même stupéfaction qu’il y a huit ans au sein de l’appareil gouvernemental fédéral. Ce qui ne veut pas dire pour autant que, bien qu’il s’y soit cette fois-ci préparé, le gouvernement de Justin Trudeau saura davantage se prémunir contre les conséquences annoncées d’un nouveau mandat de l’imprévisible et revanchard président, dorénavant ragaillardi. L’échiquier politique a bien changé, depuis la première période du voisinage chaotique entre Trudeau et Trump, et l’avantage n’est plus donné au premier.
La vice-première ministre canadienne, Chrystia Freeland, a beau répéter depuis l’élection du 5 novembre que « tout va bien aller », le refrain n’a rien de plus convaincant ni de rassurant que lorsqu’il était entonné pendant la pandémie.
Le comité ministériel sur les relations canado-américaines vient d’être restauré. Les ministres qui y participent martèlent qu’ils maintiennent de bonnes relations avec leurs interlocuteurs d’avant. Les appels auprès de l’entourage du président (re)désigné ont déjà été faits. Mais la seconde présidence de Donald Trump n’aura rien d’une simple récidive de la première. Les garde-fous institutionnels ont été sapés. Les quelques voix de la raison ont abandonné l’équipe Trump ou ont été limogées, et ce, pour être désormais remplacées par des laquais.
Le président tiendra en outre tête à un premier ministre Trudeau et à son gouvernement affaiblis par l’essoufflement d’une fin de mandat. Lesquels ont de surcroît tapé depuis des mois sur le rancunier Donald Trump pour critiquer leurs adversaires conservateurs. Et le front commun transpartisan canadien, qui s’était érigé efficacement la dernière fois contre le paroxysme du protectionnisme sous Trump, vient d’éclater sous la chefferie conservatrice de Pierre Poilievre.
Que Donald Trump n’ait accepté l’appel de félicitations de Justin Trudeau qu’après ceux de plusieurs autres dirigeants — nommément le premier ministre indien, Narendra Modi, et le président chinois, Xi Jinping — en dit long sur l’importance qu’il entend accorder à sa relation avec son voisin du Nord.
De la bonne volonté, le Canada en aura pourtant grand besoin. Certes, Ottawa avait fini par se sortir sans trop de heurts des querelles commerciales déclenchées par le premier gouvernement Trump, mais non sans traverser de sérieuses perturbations qui avaient entre-temps entièrement accaparé le travail du gouvernement.
Le passé trouble entre Trump et Trudeau n’augure rien de bon pour l’espoir canadien d’être exempté de nouveaux tarifs douaniers de 10 %, voire de 20 %, brandis par le président pour toutes les importations entrant en territoire américain. La renégociation dans deux ans du nouvel accord de libre-échange nord-américain (l’ACEUM) ressasse également de douloureux — pour ne pas dire traumatisants — souvenirs, Donald Trump ayant la gestion de l’offre et la taxe canadienne des services numériques dans sa mire.
Autre sujet qui n’apaisera en rien la relation, les dépenses militaires du Canada encore insuffisantes, confirme le directeur parlementaire du budget, pour atteindre d’ici six ans la cible plancher de 2 % du produit intérieur brut pour les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le courroux de Donald Trump à l’endroit d’Ottawa n’en sera qu’exacerbé.
Les exportations des sables bitumineux canadiens, en revanche, pourraient couler à flots sous sa seconde présidence. La fin de l’Inflation Reduction Act et des subventions aux énergies vertes plongerait à l’inverse l’avenir de la filière batterie dans une incertitude encore plus grande, la totalité, ou presque, du financement fédéral et québécois étant liée aux incitatifs américains à la production qu’il vient ainsi concurrencer.
À plus court terme, la promesse d’expulser jusqu’à 12 millions d’immigrants sans papiers menace d’inonder la frontière. Le resserrement de l’entente sur les tiers pays sûrs a permis de freiner l’afflux record sous la présidence de Joe Biden, mais il ne règle pas tout puisque les migrants désespérés pourront toujours tenter de se faufiler dans des conditions encore plus précaires.
Que le Canada soit gouverné d’ici un an par Justin Trudeau ou par Pierre Poilievre, l’imprévisibilité et l’intransigeance de Donald Trump leur compliqueront tout autant la tâche.
Les libéraux fédéraux devraient maintenant tirer la leçon de cette nouvelle défection d’un gouvernement sortant. Aux États-Unis comme en Europe, la fatigue et la colère d’un électorat souffrant d’une hausse soutenue du coût de la vie, du logement ou de l’épicerie et s’estimant négligé par ses dirigeants se traduisent par un insatiable désir de changement.
C’est un syndrome répandu, baptisé l’« inflation-ite » par le sondeur David Coletto. L’ignorer en contredisant les préoccupations de ces électeurs que l’on estime illégitimes n’apaise en rien leurs craintes véritables. Et le résultat ne sera pas miraculeusement différent au Canada de ce qui se passe partout d’ailleurs.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.