L’apogée du cynisme
À lire les journaux, à écouter la radio, à regarder les nouvelles télévisées ou encore les réseaux sociaux, l’observateur politique se verrait pardonné de croire que tout roule rondement au Parlement canadien. Le théâtre de la période des questions offre en effet son lot d’extraits sonores et vidéo pour alimenter le débat politique quotidien. Du moins, à l’extérieur des murs des Communes. Car à l’intérieur, outre ce rendez-vous journalier, la paralysie est complète, les travaux englués dans une partisanerie aveugle alimentant le cynisme dont les politiciens devraient pourtant se méfier.
L’impasse perdure maintenant depuis le 26 septembre. Vendredi, la Chambre basse devrait donc en être à sa 34e journée consacrée à délibérer d’une même motion de privilège parlementaire présentée par les conservateurs et débattue en continu depuis par leurs seuls députés. C’est plus du quart des jours de travaux parlementaires prévus pour toute l’année 2024 au cours desquels les comités poursuivent leurs études, les périodes des questions se succèdent, mais les projets de loi, bien qu’ils puissent être déposés, ne sont pas débattus et encore moins adoptés.
Les conservateurs se délectent de ce blocage parlementaire, qui n’aura pas contraint comme ils l’espéraient le gouvernement de Justin Trudeau à jeter l’éponge et à déclencher une élection, mais qui a le tout aussi convenable avantage de priver les libéraux de mousser leur bilan législatif et préélectoral. Que le stratagème outrepasse le rôle des élus ou non, un Parlement dysfonctionnel en vaut la chandelle pour le chef Pierre Poilievre. Un comportement préoccupant, de la part de l’aspirant premier ministre.
Au coeur de cette saga, la fondation Technologies de développement durable Canada, créée par Ottawa en 2001 afin de soutenir le démarrage d’entreprises de technologies propres et ayant fait l’objet d’un rapport dévastateur de la vérificatrice générale du Canada (VG) cet été, qui relevait de graves problèmes de gestion des fonds de même que des dizaines d’instances de conflits d’intérêts. Le fonds a été aboli, son financement rapatrié dans le giron fédéral, et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) fait enquête.
Les conservateurs se sont saisis du dossier pour sommer le gouvernement ainsi que le bureau de la VG de remettre au Parlement tous les documents pertinents, afin qu’ils soient transmis à la GRC. Tous deux refusent, la VG martelant son indépendance et le gouvernement soulignant la sacro-sainte séparation des pouvoirs politique et policier. La GRC a servi le même rappel au Parlement.
Nonobstant, les troupes de Pierre Poilievre persistent et leur question de privilège a préséance sur tout le reste des travaux de la Chambre. Les conservateurs en étirent le débat depuis deux mois.
Huit semaines d’un Parlement qui n’accomplit pas grand-chose, dont les élus voudront ensuite convaincre la population, une fois cette saga terminée, de leur importance et de leur utilité. Mieux leur vaudrait s’abstenir de s’entêter à démontrer le contraire. L’ère n’est pas à l’excès de confiance du public envers ses politiciens et leurs institutions.
Car ce sinistre spectacle n’est pas seulement l’oeuvre des conservateurs. Tant les bloquistes que les néodémocrates pourraient y mettre un terme en appuyant un bâillon gouvernemental et renvoyant ainsi l’affaire en comité parlementaire. Tous deux le refusent toutefois sans en tirer leur propre gain politique. Et tant pis pour le bien public.
Le Nouveau Parti démocratique (NPD) a accepté de suspendre temporairement la paralysie conservatrice, mais le temps d’une seule journée pour adopter à toute vitesse le congé de TPS du temps des Fêtes si mal ficelé qu’il enrage les entreprises qui héritent de ce casse-tête. Le NPD pourrait faire de même pour concrétiser l’envoi de chèques de 250 $ aux travailleurs canadiens promis par Justin Trudeau, à condition que la mesure soit élargie aux retraités et aux personnes handicapées.
Le coût de gouverner en contexte minoritaire ne cesse d’augmenter, entraînant avec lui les déficits. Même six milliards de dollars ne suffisent pas au NPD — que les Canadiens n’ont pas élu au gouvernement, faut-il le leur rappeler — pour débloquer la démocratie parlementaire.
Le Bloc québécois exige lui aussi de l’aide pour les retraités de même que la protection de la gestion de l’offre. Les deux partis connaissent pourtant pertinemment les écueils soulevés par la motion conservatrice.
Qu’importe, l’impasse peut bien continuer. Et ce, même si elle menace en outre le dépôt de la mise à jour économique à venir et, surtout, pour une toute première historique, l’adoption de 21,6 milliards de crédits budgétaires qui doivent être votés d’ici le 10 décembre. Dans le lot, 300 millions de dollars pour l’assurance dentaire exigée au gouvernement par le NPD et 581 millions destinés au Québec, et réclamés par le Bloc, pour rembourser une part de l’accueil de demandeurs d’asile.
La persistance des partis rime ici dangereusement avec l’incohérence.
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