L’ancre fiscale a pris le large

La question n’est donc plus de savoir si le déficit fédéral dépassera les 40 milliards de dollars, mais quelle en sera l’ampleur révisée. La ministre des Finances, Chrystia Freeland, s’est efforcée de tenter d’adoucir le choc cette semaine, en larguant d’emblée sa propre cible déficitaire en vue de sa mise à jour économique de lundi. Cette préfiguration de la poursuite de la dérive budgétaire libérale n’épargnera cependant pas pour autant sa crédibilité ni celle de son gouvernement.

« J’ai choisi mes mots avec soin », a soutenu Mme Freeland, après avoir annoncé que son énoncé budgétaire maintiendrait le ratio de la dette par rapport au PIB projeté au printemps dernier, et ce, sur une pente descendante pour la suite.

Et pour cause, ses propos étaient si soigneusement formulés qu’elle les a répétés à six reprises pour éviter de préciser si son autre ancrage fiscal, celui de la taille du déficit (40,1 milliards en 2023-2024), serait quant à lui respecté. Idem pour la troisième cible, maintenir les déficits à moins de 1 % du PIB à compter de 2026-2027.

Ces trois ancrages financiers, qui devaient rassurer les contribuables, les marchés ainsi que les agences de notation du crédit, de l’aveu même de la ministre en avril dernier, n’importent soudainement plus. Et le dernier qu’il lui reste ne veut plus dire grand-chose. Puisque le PIB a augmenté, la ministre pourrait très bien maintenir son ratio même avec un déficit dépassant les 50 milliards, voire frôlant les 60 milliards, selon certains économistes. Le directeur parlementaire prédisait pour sa part un déficit de 46,8 milliards pour 2023-2024 puis de 46,4 milliards pour l’année en cours « dans le cadre d’une politique de statu quo ».

Inutile de parler encore d’ancrage fiscal si celui-ci vogue au gré des vagues électorales. Le Canada a beau être encore en meilleure posture que ses homologues du G7, le gouvernement n’est pas de ce fait exonéré d’un devoir de prudence fiscale.

L’incertitude d’une guerre tarifaire avec les États-Unis plombera les prévisions budgétaires du ministère des Finances, dans l’énoncé de lundi. Un sombre scénario auquel figurera en outre 1 milliard de dollars de nouvelles dépenses pour répondre aux doléances du président désigné Donald Trump en resserrant la frontière — à coups d’efforts supplémentaires de dépistage de fentanyl et de l’achat de nouveaux drones et hélicoptères pour surveiller les traversées frontalières.

Cette nécessaire réplique à l’arrivée prochaine du gouvernement de Trump succède toutefois à huit années de déficits et d’expansionnisme économique. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le ministère des Finances et Mme Freeland aient rechigné à l’électoralisme d’un coûteux congé des Fêtes de TPS (1,6 milliard de pertes de rentrées fiscales) et d’un chèque de 250 $ mal ciblé et tout aussi indéfendable (au coût de 4,7 milliards). Même des libéraux jugent que c’est insensé.

L’envoi de chèques a d’ailleurs été tabletté, le gouvernement ayant retrouvé un regain de lucidité. À moins qu’il ne se prépare qu’à moduler plus tard sa promesse, pour acheter sa survie encore quelques mois.

Les tensions entre Chrystia Freeland et le Bureau du premier ministre Justin Trudeau, dont a fait état le Globe and Mail, n’ont rien d’inhabituel. Et le parallèle avec son prédécesseur démissionnaire aux Finances, Bill Morneau, est bancal en raison du contexte pandémique de l’époque (les dépenses auxquelles résistait le ministre étaient exponentiellement plus élevées) et du scandale WE Charity dans lequel il était empêtré avant de partir. L’enrôlement de Mark Carney, cette fois-ci comme il y a quatre ans, ne peut cependant qu’ébranler Mme Freeland.

À l’entendre défendre son révisionnisme d’une saine gestion des finances publiques, et sembler avoir du mal à s’en convaincre elle-même, sa décision de rester au gouvernement s’explique difficilement. Sa loyauté envers le premier ministre ainsi que ses déficits ne minent pas seulement sa crédibilité, mais également sa prétention à lui succéder.

La présentation de sa mise à jour économique à l’avant-dernier jour des travaux parlementaires, dans l’espoir que les mauvaises nouvelles soient rapidement oubliées sous la neige et les préparatifs des Fêtes, est un brin cynique.

Que ce dépôt se fasse à la Chambre des communes laisse par ailleurs supposer que le chef conservateur Pierre Poilievre a enfin compris (du moins le temps d’en débattre deux heures) que sa paralysie irrévérencieuse du Parlement ne lui donnait rien des habits d’un premier ministre en attente.

Le verdict déficitaire qui tombera lundi ne sera vraisemblablement qu’un prélude à d’autres dépenses prévisibles du gouvernement Trudeau minoritaire, déterminé à s’accrocher au pouvoir jusqu’à la toute fin de son mandat l’automne prochain avec l’appui coûteux du Nouveau Parti démocratique. Or, quoiqu’espèrent les libéraux, il n’existe pas d’antidote à l’usure du pouvoir. Même à gros prix.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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