Écouter le vent pour mieux fuir l’Histoire

Une fois par mois sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des œuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.
Au-delà de l’écologie, loin des soubresauts de l’Histoire, à des lieues de la vogue néorurale, il y a ceci : entendre raconter la planète Terre par Gabrielle Roy.
Comment ?
Lisez un peu.
Une corneille, qui s’appelle Jeannot, se balance au vent, bien installée à la pointe d’un cerisier, tandis qu’un cheval, nommé Prince, de solitude se lie d’amitié avec des vaches. Nous sommes à la campagne, il va sans dire, et au fil de ses promenades et de ses journées à l’extérieur, l’écrivaine, qu’elle soit seule ou accompagnée de sa fidèle amie Berthe Simard, pose de longs regards sur les arbres et sur les animaux qui peuplent — le mot n’est pas métaphorique — le petit coin de pays où s’écoule cet été qui chante.
Un cerisier, une corneille, une femme : peu de choses les séparent, si ce n’est que seule la femme a la capacité d’écrire que « nous avons passé bien des heures à voyager ensemble sur la même vague du temps ».
Cet été qui chantait est composé de dix-neuf récits de longueur variable (le plus court fait une pleine page, le plus long, une vingtaine) qui donnent voix aux personnages dont les gestes, parfois minuscules, animent les journées dans un village quasi assoupi sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, entre les lointaines îles de Montmagny, au sud, et l’intime île aux Coudres, au nord-est.
Les oiseaux volent (mais ils parlent, aussi, et singent les humains), les vaches broutent (et s’interrogent sur nos gestes et nos pratiques), les chiens et les chats, les chevaux et les lucioles tissent leurs habitudes (et, comme les humains, ils dansent et ils boudent, ils implorent et ils aiment). Même les arbres rêvent et chuchotent, mais parfois aussi ils se plaignent tout haut, qu’ils soient trembles ou bouleaux. Chaque chose vivante s’exprime et bouge, et notre autrice voit ces mouvements des corps et repère les âmes qui les animent — et elle s’y reconnaît, naturellement.
De la contemplation au conte
Composé dans le chalet de Grande-Pointe, à Petite-Rivière-Saint-François, où Gabrielle Roy passait ses étés depuis le milieu des années 1950, Cet été qui chantait est un hommage à la géographie et aux écosystèmes de Charlevoix. Publié en 1972, alors que l’écrivaine avait déjà sept œuvres et quatre prix prestigieux à son actif, Cet été qui chantait ne présentait, sur sa page titre, aucun qualificatif pour orienter le lectorat.
S’agissait-il d’un nouveau roman ou d’un récit autobiographique ? Témoignait-il d’une fuite ou d’une grande sagesse ? Parue en plein cœur d’une période de contreculture et de « retour à la terre », cette ode à la vie rurale peut aujourd’hui trouver un écho dans certains fantasmes postpandémiques, alors que ceux que l’on appelle maintenant les « néoruraux » participent à la transformation de nos campagnes.
Le livre de Gabrielle Roy, toutefois, n’a rien d’un manifeste écologique ou d’un essai sociologique. À mi-chemin entre le récit fantastique et le portrait réaliste, il combine hommage à l’amitié, respect chrétien de la vie, préparation à la mort.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Chose certaine, nous ne sommes pas en présence d’une fiction, tant les éléments du livre sont ancrés dans le réel : le chalet, la chapelle, le chat, ou encore l’amie fidèle et sa vieille cousine, jusqu’au paysage et à certains souvenirs, tout ce que nous croisons en ces pages, pourrait-on dire, a existé et respiré. Mais nous ne sommes pas non plus face à une esquisse autobiographique. (Qui, dans ses mémoires, donnerait autant de place au soliloque inconnu de deux pluviers kildir, de quelques hirondelles et d’un ouaouaron ?)
Mais alors, de quel réel est-il question en ces pages ? Gabrielle Roy suggère elle-même une piste lorsqu’elle écrit souhaiter que l’on ne se lasse jamais « d’entendre raconter » la planète Terre. Ainsi, ce serait peut-être un conte qu’elle aurait composé, un conte en apparence simple, comme le paysage campagnard lui-même : ici, une mare et deux canards ; là, des arbres dont les feuilles suivent la direction du vent ; et plus loin, là-bas, quelques vaches dans un pré, qui mastiquent de grandes herbes tandis qu’un homme passe, se parlant à lui-même, la faux à la main. « Il n’y a rien ici de brusque. »
Le conte se montre dans toute sa complexité lorsque Gabrielle Roy traduit « les confidences de la nature », ainsi que le suggérait l’écrivaine Adrienne Choquette dans sa courte préface. Complexité, toutefois, ne signifie pas tant complication que multiplicité. Les bêtes et les plantes parmi lesquelles l’écrivaine évolue comme auprès d’autant d’amis ont une épaisseur d’être qu’un regard pressé ne pourra saisir. C’est que la romancière qui observe et qui écoute la campagne remarque que les arbres du petit bois y « vivent ensemble », que même un cheval recherche ses semblables, que les fleurs comme les insectes et les humains voudront avoir donné leur plein éclat, « du moins avant de s’éteindre ».
Peut-on, semble s’être demandé l’écrivaine, capter, retenir, transmettre ce que l’on reçoit par la contemplation quotidienne de la campagne et au contact actif de bêtes qui nous ressemblent ? Comment développer la disposition intérieure qui est nécessaire à cet accueil de la nature, à cette compréhension instinctive de ce qu’est un écosystème ? À force d’évoluer parmi ces autres êtres naturels, à force de les écouter, aussi, bien qu’elle ne parle pas chacun de leurs langages, Gabrielle Roy devine leurs émotions, discerne leurs cycles, ressent leurs élans, pressent leur mort. Car ce ne sont pas que les lucioles dont l’existence est « fugitive »…
Évacuer l’Histoire
Peut-être est-ce justement pour retenir ce temps qui fuit que l’écrivaine produit un conte intemporel. Le grand absent de cet été chantant est le temps historique, le temps humain, et peut-être trop humain, des événements, des dates, des chronologies. Le livre, en effet, ne contient que deux références à ce que l’on appelle communément l’Histoire — deux minces références à des repères politiques, économiques, culturels, qui permettraient, à qui lirait l’œuvre sans en voir l’année, d’aventurer une hypothèse pour le dater. En une même phrase, Gabrielle Roy note que les conversations humaines sur l’inflation et la guerre du Vietnam n’intéressent pas la vieille chienne qui somnole dans la cuisine, elle qui vit, sans le savoir, ses derniers jours dans sa famille humaine. Et une vingtaine de pages plus loin, une référence à l’alunissage passe aussi rapidement qu’une comète.
Voilà les seules percées que fait l’Histoire dans le récit d’un village québécois à l’aube des années 1970 ! À quatre-vingts kilomètres à peine de la ville de Québec, rien ne semble déranger la paisible vie rurale, si ce n’est le cycle des marées du grand fleuve et les incursions de la mort qui guette ici une corneille, là une chienne et, plus loin, trop loin, une vieille dame qui aura au moins pu, avant de mourir « dans l’étroit petit logis sans horizon et sans lumière » qu’elle occupait dans la métropole, tremper une dernière fois ses pieds endoloris dans « son » fleuve.
Que Gabrielle Roy ne dise rien sur son temps, sur ce « réel »-là, n’aura pas manqué de frapper les lectrices et lecteurs d’alors comme d’aujourd’hui. Mais face au déplorable spectacle des conflits, de la violence, des gaspillages qui se répètent de décennie en décennie, qui ne serait tenté de s’ouvrir aux rythmes de la nature pour mieux fuir les mouvements de l’Histoire ? Gabrielle Roy cherchait à retenir la beauté du monde en la transfigurant en un temps fixe : le moment, précisément, de « l’éblouissante révélation de toutes choses ».
Par jour de grand vent
Qu’est-ce donc que ce livre ? C’est un conte dont l’élément principal n’est pas tant le bestiaire ni les promenades et découvertes bucoliques de deux amies, mais plutôt, et simplement, le vent.
Assez tôt dans son livre, Gabrielle Roy fait un aveu important, qu’on doit retenir au fil des pages : les jours sans vent, dit-elle, sont des jours « morts », sans musique, des jours où elle s’ennuie. Et nous y voilà : c’est bien le vent qui anime tout l’univers où notre écrivaine évolue. Les vaches choisissent leur emplacement dans le pré en fonction de la brise, la corneille élit son arbre pareillement. Le vent d’ouest cache l’horizon, tandis que le vent d’est, plus vif, assure une bonne visibilité. Semblable à une rivière aérienne, le vent circule, agite, fait bruisser les feuilles et tinter les cloches ; il plie les longues herbes et casse les fleurs, mais il délivre les grands animaux de l’embarras des mouches et de la souffrance.
Sans vent, c’est bien simple, tout est plat. Finies, l’épaisseur et la complexité : la campagne, inanimée, perd sa profondeur. Lorsque le vent tombe et que les feuilles cessent de s’agiter, « on reprenait pied, note l’écrivaine, dans ce qu’on appelle le “réel” et il paraissait insuffisant, étroit, intolérable ».
Le vent — voilà ce qui enchante les êtres et les lieux qui, sans ce souffle animant la nature, seraient simple paysage. Le vent révèle la voix des arbres, les intentions des animaux, la musique des journées. Ce monde enchanté est mieux que le « réel » ; le conte est mieux que le récit réaliste.
Contre le réel, loin des logis sans horizon, loin de l’Histoire et de ses événements, Gabrielle Roy a imaginé « un lointain pays heureux » où tous les êtres « vivent tranquilles » les uns auprès des autres. Utopie ? Image d’un paradis ? Peut-être, mais il s’agirait alors d’un paradis auquel participent la mémoire et son « rappel vague d’un bonheur perdu », d’un paradis auquel participe aussi la mort. Car comment faire sens, sinon, du décès récent des deux sœurs de la romancière, en 1964 et en 1970, comment accepter sans frémir l’éternel retour des temps durs ? « Parce que meurt un peu tous les jours ce qui fait notre joie de vivre, on ne doit pas en détacher d’avance notre cœur. »
Cet été qui chantait est toujours là — il nous invite à l’écouter, à notre tour, en portant attention au vent, à ce qu’il entraîne, à ce qu’il déplace, afin que nous voyions, nous aussi, l’épaisseur enchantée de ce qui nous entoure, par-delà l’Histoire et ses récurrentes déceptions.