«Eat the Night»: passions virtuelles

Depuis une dizaine d’années, le couple de cinéastes français Caroline Poggi et Jonathan Vinel conçoit des univers ensorcelants, intégrant des images de jeux vidéo à des récits mélancoliques qui traduisent pourtant un romantisme fou. Après la présentation spéciale de leur premier long métrage, Jessica Forever (2018), au cinéma Public, ces dernières semaines, leur second, Eat the Night, devient le premier à véritablement prendre l’affiche au pays. Une porte d’entrée fougueuse et sensuelle sur un cinéma nouveau, peuplé de contradictions.
« On reste dans les mêmes problématiques, avec des personnages marginaux, isolés, cherchant des espaces d’évasion pour être heureux », explique Jonathan Vinel, joint en visioconférence avec sa partenaire. Ici, c’est Darknoon qui fait office de refuge, un jeu vidéo de rôle en ligne massivement multijoueur et véritable monde parallèle, façon World of Warcraft.

Coincés dans la grisaille du Havre, ville portuaire de Normandie, l’adolescente Apolline (Lila Gueneau) et son grand frère Pablo (Théo Cholbi) ont passé le plus clair de leur jeunesse aspirés par le jeu. Un jour, ils apprennent que Darknoon fermera définitivement à cause de l’« évolution du marché ». Le film prend alors la forme d’un compte à rebours jusqu’à au dernier jour. Entre-temps, Pablo, vendeur d’ecstasy à ses heures, s’éprend de Night (Erwan Kepoa Falé), un commis d’épicerie qu’il croise par hasard et qu’il entraîne dans ses affaires. Rapidement, leur passion dévorante les met en danger, tandis que leur destin se mêle à ceux de leurs avatars en ligne.
Mélange des genres
Sur les 106 minutes au total, on en passe seulement une quinzaine dans Darknoon, mais les scènes de jeu ont nécessité la plus grande part du budget et des jours de tournage. Les cinéastes ont créé cet univers sur mesure et ont incorporé leurs personnages en captation de mouvement, c’est-à-dire en utilisant le visage et la voix de leurs acteurs. À presque chacun de leurs projets, ils trouvent ainsi de nouvelles manières de faire cohabiter le réel avec le virtuel.
« Dès notre premier film ensemble, nous avons écrit le scénario comme si l’action se déroulait dans un jeu. Cette contrainte nous a donné beaucoup de liberté, parce qu’on pouvait imaginer les décors comme une carte vide », raconte Caroline Poggi. Le film en question, Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, a reçu l’Ours d’or du meilleur court métrage à la Berlinale en 2014. Depuis, « on crée toujours à partir de ce que l’on connaît », précise Jonathan Vinel, qui dit avoir grandi avec le jeu Grand Theft Auto.

Ayant tous deux grandi en province, lui à Toulouse, elle en Corse, ils se sont rencontrés alors qu’ils étudiaient le cinéma à Paris. Jonathan Vinel suivait alors une formation en montage à la Fémis, une prestigieuse école nationale française. « Je pense que c’est notre expérience en montage qui fait qu’on aime mêler des réalités qu’on n’aurait pas imaginées ensemble », dit-il. C’est vrai que cette histoire d’amour homosexuelle, en partie dans un jeu vidéo et sur fond de thriller criminel, on n’y aurait pas pensé.
« C’est peut-être cliché, mais on a toujours senti que notre quotidien nous enfermait, raconte Caroline Poggi. Le cinéma, pour nous, est une façon de rester en mouvement. De la même manière que nos personnages s’évadent dans un monde parallèle, Pablo et Night vivent une histoire d’amour qu’on aurait aimé vivre. C’est un désir extrême, mais qui n’est pas non plus idéaliste. On aime seulement s’intéresser à des personnages ultravivants, presque trop, au point de devenir violents, sans raisonner. On fonctionne par l’excès, par le mélange des genres. »
Masculinités subversives
Une philosophie qui rappelle leur manifeste Flamme, cosigné avec les cinéastes surréalistes Bertrand Mandico et Yann Gonzales, dans la foulée de la sortie de leur film commun, Ultra rêve (2018), composé de trois moyens métrages de chacun. « Nous poursuivons un cinéma qui traverse les genres, les émotions, le temps. […] Nous poursuivons un cinéma enflammé, un cinéma pour les rêveurs transpirants, les montres qui pleurent et les enfants qui brulent », écrivaient-ils.

On pourrait d’ailleurs comprendre leur utilisation du mot « genres » au sens sexuel du terme, puisque le couple propose des visions subversives des normes genrées, en particulier de la masculinité. « J’ai grandi dans un milieu très viril, souligne Caroline Poggi. En arrivant à Paris, j’ai voulu transfigurer l’homme de mon enfance et chercher une faille sous l’armure. C’est presque une façon de l’aimer à nouveau. »
« On a toujours été attirés par les codes virils, en montrant des garçons très beaux et musclés, ajoute son conjoint. Nos films interrogent la manière d’habiter ces corps sans évoquer la violence, en les ramenant vers la douceur. Avec Eat the Night, on a voulu aller plus loin, en racontant une histoire d’amour entre hommes. C’est aussi une manière de briser une idée convenue de l’homosexualité dans le cinéma français, comme chez Christophe Honoré, où les personnages sont doux, sensibles, très parisiens. D’autres l’ont fait avant nous, dont Jean Genet, Bret Easton Ellis ou Guillaume Dustan. En fait, on a simplement montré ce qu’on voyait dans notre propre vie, parce qu’on ne se sentait pas vraiment représentés. »
Sentiments exaltés
Eat the Night se révèle non seulement d’une grande cohérence par rapport aux projets précédents du couple, mais également bien plus abouti en matière de production et d’ancrage dans le monde réel. Certes, l’histoire nous paraît invraisemblable, et les ressorts dramatiques surgissent parfois abruptement. Toutefois, le romantisme extrême et le mélodrame, non seulement assumés, mais magnifiquement exaltés, font pardonner les quelques écueils scénaristiques. C’est l’une des histoires d’amour au cinéma les plus originales et sincères de l’année. Courez la voir.