La diplomatie du caribou

Bruno Latour et Philippe Descola travaillent depuis une dizaine d’années maintenant sur les relations entre les humains et les autres formes de vie.
Photo: Illustration Tiffet Bruno Latour et Philippe Descola travaillent depuis une dizaine d’années maintenant sur les relations entre les humains et les autres formes de vie.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Depuis l’annonce, le 19 juin dernier, par le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, de la mise en place à venir d’un décret d’urgence pour protéger trois des treize populations québécoises de caribous, le torchon brûle entre Québec et Ottawa. Le gouvernement Legault a dénoncé l’ingérence du fédéral dans son champ de compétences. Steven Guilbeault a, pour sa part, rappelé Québec à son obligation de protéger ce cervidé emblématique.

Au coeur des tensions, l’industrie forestière et ses emplois, qui sont la principale cause de perturbation des habitats nécessaires à la survie du caribou. Et alors que les discussions semblent dans l’impasse, il apparaît pertinent de prendre un pas de recul pour envisager sous un oeil nouveau cette diplomatie du caribou.

C’est ce que nous invite à faire le philosophe français Baptiste Morizot (1983-). Figure de proue de ces nouveaux « penseurs du vivant » qui ont émergé en France dans la lignée des travaux du philosophe Bruno Latour et de l’anthropologue Philippe Descola, ce maître de conférences en philosophie à l’Université d’Aix-Marseille travaille depuis une dizaine d’années maintenant sur les relations entre les humains et les autres formes de vie. Il cherche notamment à proposer une nouvelle ontologie à nos sociétés contemporaines, ontologie pluraliste qui reconnaîtrait les différentes « manières d’être vivant », pour reprendre le titre d’un de ses recueils publié en 2020.

Via media

Mais l’ouvrage qui nous intéresse ici est celui qu’il a publié en 2016 sous le titre Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant. Cette « enquête d’éthologie politique », qui lui a valu le Prix de la Fondation d’écologie politique l’année de sa parution, se penche sur le retour du loup en France et tente de l’aborder comme un problème philosophique à part entière : celui des conditions de notre cohabitation avec d’autres espèces. Et ce qu’il y propose fait directement écho à notre problème au sujet du caribou.

Le philosophe constate en effet que les modèles traditionnels de gestion des relations entre les loups et les êtres humains ne sont ni justes ni efficients. D’un côté, des éleveurs réclament des solutions pour protéger leurs troupeaux et notamment la possibilité d’abattre des loups, espèce pourtant protégée, mais dont ils envisagent pourtant l’éradication du territoire français. De l’autre, certains écologistes réclament des politiques de préservation et de sanctuarisation du loup qui font, elles, fi des traditions du pastoralisme.

Or, pour le philosophe, il convient de trouver une « via media » en instaurant une « cohabitation réelle », c’est-à-dire un « partage des usages d’un même territoire » entre humains et animaux. Pour cela, il est nécessaire de transformer nos « cartes ontologiques », autrement dit la manière dont nous pensons les êtres (ici vivants) et leurs relations possibles.

L’exercice est philosophique — il faut repenser la place de l’être humain dans la nature pour mieux réinventer nos conceptions du loup et nos relations à ce dernier —, mais aussi pratique, puisqu’il convient de créer ensemble des modes de cohabitation viables pour tous, par exemple avec la généralisation de l’usage des chiens Patou, des aides-bergers ou des enclos nocturnes par les éleveurs en territoire lupin.

« Nous ne pouvons pas nous penser comme en guerre avec le vivant, car nous sommes pris avec lui dans des relations constitutives », constate très justement Morizot. Dès lors, la diplomatie s’impose.

Définie comme « l’art de vivifier les relations elles-mêmes », cette diplomatie interspécifique doit nous inviter à descendre de notre piédestal anthropocentrique pour envisager des modalités sérieuses de cohabitation avec les autres êtres vivants avec qui nous partageons le territoire.

Comme c’est le cas dans la diplomatie humaine, il convient donc de se réunir et d’envisager les besoins des uns et des autres, de manière à trouver un compromis qui puisse satisfaire chacun. C’est ce que le gouvernement du Québec semble peiner à faire avec le caribou.

Diplomates

Pourtant, les diplomates sont nombreux. Il y a bien sûr les Premières Nations, qui côtoient l’animal depuis des millénaires et qui souhaitent pouvoir être intégrées au processus de réflexion et de décision sur sa protection, comme l’ont réclamé les Innus Essipit, de Mashteuiatsh et de Pessamit, au cours des dernières années.

Il y a aussi les militants écologistes qui font entendre la voix de ce cervidé silencieux, ainsi que les scientifiques qui l’étudient et connaissent donc ses besoins, ses forces et ses vulnérabilités. Ces personnes sont d’autant mieux placées qu’elles n’entendent pas simplement faire valoir la voix du caribou contre celle des travailleurs des industries forestière et minière. Elles militent toutes pour l’établissement de règles de cohabitation harmonieuse et le respect des cervidés comme des humains. C’est là une nuance d’importance.

Comme le rappelait Morizot dans un article de 2020 paru dans la revue Terrain, le diplomate « ne parle pas au nom du loup, ni au nom du berger, à la manière d’un élu ou d’un porte-parole ». En effet, représenter « chaque non-humain dans des dispositifs de conciliation ajoute paradoxalement au clivage, cela rejoue et pérennise le caractère exclusif et contradictoire des intérêts (les leurs contre les nôtres) ».

Le rôle du diplomate est plutôt d’assurer la conservation et la reconnaissance des interdépendances qui existent entre les êtres. « Si le berger a la garde des moutons, le diplomate a la garde des interdépendances […]. Et c’est pourquoi il peut intercéder pour rappeler aux camps les moments où ils oublient leur inséparabilité avec les autres. Il peut bricoler des solutions, composer la situation pour que ces interdépendances émergent dans toute leur clarté aux yeux de tous et soient respectées, même si elles semblent s’opposer aux intérêts à court terme de chaque camp. »

Car, sinon, quelle est la solution ? La pure et simple extermination d’un camp par l’autre ? Il semble malheureusement que certains y soient actuellement prêts.

Anthropocentrisme

Baptiste Morizot le signalait déjà dans son recueil intitulé Manières d’être vivant : la crise écologique est aussi une crise de la sensibilité, une crise de notre capacité d’intérêt et d’empathie à l’égard des autres vivants.

La disparition d’espèces entières, au fond, nous affecte peu, car telles sont nos relations avec les autres vivants : sensibles quand ils sont proches — chats, chiens, chevaux, furets domestiques peut-être —, indifférentes pour le reste. Or, c’est cet anthropocentrisme, cette idée que les intérêts de l’être humain priment ceux des autres, qu’il nous faut abandonner si l’on ne veut pas influencer de manière irréversible et tragique notre écosystème.

Il est en effet profondément immoral, nous rappelle Morizot, de poursuivre nos activités comme si de rien n’était alors même qu’elles contribuent à la disparition d’autres êtres vivants, par espèces entières, quand elles ne la causent pas directement. Outre le fait que nous entretenons des relations constitutives avec ces autres espèces, et que nous jouons ainsi un jeu dangereux de déstabilisation de l’équilibre écologique qui risque de nous revenir en pleine figure, ce sont des modes d’existence, des manières d’être uniques et à part entière, qui ainsi disparaissent.

L’écocide est aussi un culturicide. Nous avons donc une responsabilité morale, une obligation éthique, à « réconcilier les usages humains de la planète avec les usages des autres espèces ».

Si on a pu, à raison, reprocher à Baptiste Morizot d’avoir une approche dépolitisée de l’écologie, notamment parce qu’il considère constamment l’humanité comme un bloc unique sans tenir compte des inégalités nombreuses qui pourtant le fragmentent, force est néanmoins de constater que son ouvrage Les diplomates nous invite à réinventer nos manières de faire de la politique.

Il n’est en effet plus possible, aujourd’hui, de gouverner (et de vivre) sans prendre en considération les conséquences massives et souvent nuisibles de nos activités sur les écosystèmes et sur leurs habitants.

Pour le dire autrement et plus clairement, si le Québec veut être une nation à part entière, il est grand temps qu’il instaure une diplomatie à la hauteur de ses ambitions, de manière que l’usage du territoire qu’il partage avec d’autres peuples, humains comme non humains, se fasse dans le respect et au profit de tous.

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