Quand Anne Hébert enfantait l’obscur

Roman incandescent, «Les enfants du sabbat», d’Anne Hébert, incarne la formidable saisie du destin des pulsions par la littérature, écrit l’autrice.
Illustration: Tiffet Roman incandescent, «Les enfants du sabbat», d’Anne Hébert, incarne la formidable saisie du destin des pulsions par la littérature, écrit l’autrice.

Une fois par mois, sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des œuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.

Revendiquées par une mouvance écoféministe qui regagne en visibilité depuis quelques années, les sorcières sont un peu partout. On pourra le vérifier en visitant l’exposition en cours au musée de Pointe-à-Callière, qui documente la longue histoire de répression associée à cette figure issue de l’imaginaire inquisitorial — plongeant ses racines au Moyen Âge et culminant à la Renaissance, puis nourrissant outre-Atlantique les procès de Salem — ainsi que sa reconversion culturelle contemporaine. La sorcière est une figure que s’est en effet réappropriée, depuis une décennie, un nouvel essor féministe amplifié par les vagues de dénonciations #MeToo.

Elle accompagne également, ici comme ailleurs, un discours anticapitaliste et écologiste qui essaime dans la littérature et le cinéma, tout en empruntant parfois les oripeaux d’un ésotérisme clinquant bien soluble dans le néolibéralisme. Au point, d’ailleurs, que cela en exaspère un peu certaines : « [L]es sorcières me semblent avoir été utilisées jusqu’à outrance. Comme dans tout processus de (sur)exploitation commerciale, leur potentiel subversif a été instrumentalisé, puis digéré, les laissant dépossédées de la force militante qui pouvait les caractériser. Par pitié, accordez-leur une pause », écrit Annaëlle Winand dans le numéro d’automne 2024 de la revue de cinéma Hors champ s’intéressant aux pouvoirs de l’horreur au féminin.

Une maléfique sorcière et des bonnes sœurs

Force est de constater que cet imaginaire de femme maléfique issu des élucubrations paranoïaques de l’Église s’impose périodiquement. Le retournement du stigmate infamant en symbole de lutte collective était déjà bien à l’œuvre de la fin des années 1960 aux années 1980.

C’est la puissance de cette incarnation féminine du diable que donne vertigineusement à ressentir Anne Hébert avec Les enfants du sabbat, un roman tout à la fois horrifique et jubilatoire qu’elle publia aux éditions du Seuil en 1975.

Quatre ans après la sortie du si haletant Kamouraska (1971) et avant Les fous de Bassan (1982), qui comporte aussi son lot de noirceur inquiétante, ce livre tient une place tout à fait singulière dans l’œuvre de l’écrivaine. Nulle part ailleurs, peut-être, y aura-t-elle à ce point lâché les brides de son écriture pourtant rompue à l’exploration des zones obscures de la psyché.

Il s’agit d’« une terrifiante histoire de bonnes sœurs », pour reprendre la description qu’elle en fit elle-même dans sa correspondance. Centré autour d’un personnage de religieuse-sorcière dans le Québec des années 1930 et 1940, alimenté par la lecture de l’historien Jules Michelet et par la visite que fit la romancière d’une exposition sur la sorcellerie tenue à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, où elle réside, Les enfants du sabbat se révèle tout à la fois en continuité avec son univers peuplé de femmes passionnées et avides de liberté et absolument détonnant par ses outrances flirtant avec le gore. Aussi l’écrivaine fut-elle quelque peu inquiète de sa réception.

Et pour cause. Le roman pousse si loin la crudité sordide qu’il m’a valu, près de 45 ans après sa sortie, les foudres d’un étudiant de cégep aux yeux duquel j’avais perdu, semble-t-il, toute ma respectabilité d’enseignante en lui faisant lire « de telles cochonneries ». Des cochonneries, effectivement, il y en a dans ce roman à la voix flottante qui promène sans ménagement son lecteur d’une scène de cauchemar à une autre. « Sur l’autel, Philomène gémit, halète, crie, en parfaite symbiose avec le petit cochon égorgé attaché sur son dos. » Ainsi voyage-t-on entre, d’une part, les rituels de sabbat d’une violence inouïe, décrits avec force détails scabreux, ayant cours aux abords d’une cabane habitée par un couple de sorciers (Philomène et Adélard) flanqué de ses deux enfants (Julie et Joseph), et, d’autre part, les manifestations démoniaques à saveur obscène qui sèment l’émoi dans le couvent des dames du Précieux-Sang, quelque 10 ans plus tard, en pleine Seconde Guerre mondiale.

Entre ces deux lieux et ces deux temps, les « magies rivales » — la blanche et la noire, la catholique et la diabolique — se répondent en d’infinis échos et effets de miroir savamment orchestrés, alors que la jeune sœur Julie de la Trinité nous sert de guide halluciné au fil des pages.

En proie à des malaises croissants à l’heure de prononcer ses vœux, surveillée de près par une mère supérieure revêche et un médecin aux penchants sadiques, la religieuse Julie est rattrapée par un passé qui ne la lâche pas et qui s’impose d’entrée de jeu sous la forme de visions qui agissent puissamment dans le présent. Alors qu’elle s’efforce encore, au début du roman, de se sauver par le sacrifice en acceptant les règles d’existence d’une petite nonne obéissante, sœur Julie cède peu à peu aux pouvoirs occultes auxquels la destinait son enfance dans la cabane maudite. Ainsi fait-elle progressivement place à la maléfique Julie Labrosse. Jetant des sorts, traversant les murs, se vengeant des humiliations subies, peuplant les rêves, la sorcière — et le Malin à travers elle — n’épargnera personne dans la maison de Dieu, la transformant en un joyeux bordel lubrique.

Pulsions et combats

À la fois conte de l’anti-terroir (les descriptions de la vie dans la cabane-taudis avec les parents en ogres-sorciers libidineux devraient figurer dans toutes les anthologies), roman d’horreur (le livre est d’ailleurs quasi contemporain du film L’exorciste, sorti en 1973), satire catho-érotique et fable féministe célébrant la puissance du corps féminin en se jouant de la terreur qu’il inspire, Les enfants du sabbat offre une audacieuse radiographie du passé catholique canadien-français.

La religion y est auscultée dans les dangereux refoulements qu’elle opère, comme dans la soif de pouvoir et de contrôle qu’elle encourage, jusqu’au délire : « Quel Dieu barbare, lui-même victime et complice, cloué sur la croix, ose proclamer que la souffrance est précieuse comme l’or, bonne comme le pain, et qu’elle seule peut sauver le monde, l’arracher aux forces du mal et le délivrer des griffes du péché ? Le salut éternel. Son prix exorbitant. Scandale, ma mère, que tout cela ! »

Épouser ce délire névrotique jusqu’au bout, en interroger les méandres, c’est ce que fait de main de maître Anne Hébert, qui puise aux sources de l’imagerie chrétienne tout en s’avérant absolument en phase avec les combats sociaux les plus vifs de son époque. Car la sorcière, tout imaginaire qu’elle soit, n’en est pas moins porteuse chez elle d’une radicale mise en cause des différentes formes du pouvoir.

C’est sur fond de conservatisme clérical, d’interdits et de prohibitions, mais aussi de crise et de misère économiques, que les scandaleuses agapes de la messe noire se déploient dans Les enfants du sabbat. « Nous sommes liés par les promesses et les interdictions. Nous sommes soumis à la dureté du climat et à la pauvreté de la terre. Nous sommes tenus par la crainte du péché et la peur de l’enfer. »

Exutoire d’une collectivité humiliée, écrasée, dont un couple diabolique a su détourner le besoin d’exulter, la fête démoniaque se révèle le lieu de décharge (ou de recharge) d’une vie qui cherche à se désentraver en empruntant les détours les plus monstrueux ; la sexualité ne connaît plus de limites, l’inceste et le viol en deviennent le cœur brûlant.

La violence des désirs de contrôle du corps féminin chez les figures hiérarchiques du couvent (mère supérieure, aumônier, médecin, grand exorciste) n’est pas moins terrifiante : « Il faut l’empêcher de nuire, la rendre impuissante, lui fermer ses sales yeux jaunes, le temps d’une bonne anesthésie […], lui ouvrir le ventre et le recoudre à volonté, jeter aux ordures tout ce bataclan obscène (ovaires et matrice) qui ne peut servir à rien. » C’est aussi, en toute logique, sur le terrain de l’érotisme le plus débridé que Julie se déchaîne, terrorisant ceux qui prétendaient la mater en s’infiltrant au sein de leurs fantasmes les moins avouables : « Ainsi s’endort le médecin des dames du Précieux-Sang, vieux garçon très sage et chaste. Il divague. Au plus profond de son sommeil, il devient très oppressé. […] Sœur Julie est assise de tout son poids sur sa poitrine, le chevauchant et lui tournant le dos. […] — Je suis ta night-mère, ta sorcière de nuit. Tu ne me reconnais donc pas ? Je t’emmène avec moi. Je te ferai voir du pays. Et je te monterai à mort, mon pauvre petit cheval idiot. »

Par-delà la puissance de révolte incarnée par la sublime Julie, c’est aussi de la formidable saisie du destin des pulsions par la littérature que nous convainc ce roman incandescent. À la volonté perverse de « sonder les cœurs et les reins » en prétendant les convertir à quelque morale supérieure, il arrive que des livres substituent la possibilité de plonger dans les tréfonds de la vie psychique pour en faire reluire le ténébreux trésor.

Chaque époque rebrasse son quota de négativité qui, pour ne pas dégénérer en charges de ressentiment, nécessite des lieux d’écart et de symbolisation pour s’éprouver, se penser, s’élucider quelque peu. Transmuer, sous couvert d’art, les pulsions mortifères qui nous habitent en leur réservant un espace où déployer une sauvagerie sans laquelle nulle vie ne saurait se défendre, voilà une politique sorcière dont on a, me semble-t-il, encore besoin pour que du cœur obscur de l’humanité puisse naître quelque chose comme une possibilité de joie.

La grande Anne Hébert sut opérer cet étonnant enfantement.

Les enfants du sabbat

Anne Hébert, Seuil, Paris, 1975, 186 pages. Réédité chez Boréal dans la collection « Compact » en 1995.

À voir en vidéo