«Arbres», ou l’actualité d’un grand poème

Une fois par mois sous la plume d’écrivains du Québec, Le Devoir de littérature propose de revisiter à la lumière de l’actualité des œuvres du passé ancien et récent de la littérature québécoise. Découvertes ? Relectures ? Regard différent ? Au choix. Une initiative de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec Le Devoir.
En 1959, le poète Paul-Marie Lapointe publiait dans la revue Liberté son grand poème Arbres, qu’on relit aujourd’hui comme un manifeste écologiste avant la lettre. À l’époque, on ne pensait pas qu’au Québec, les arbres pourraient un jour être exploités à des fins commerciales au point d’être menacés, comme le dénoncera Richard Desjardins dans son film L’erreur boréale. On lisait plutôt dans le poème de Paul-Marie Lapointe une sorte d’inventaire des lieux, à la façon de la poésie dite « du pays ». On y voyait une tentative de nommer le territoire, donc de l’habiter par la magie des mots.
Mais c’est le propre d’un grand poème que de se prêter à des lectures nouvelles qui en relancent la signification. Un poème, après tout, n’est pas un écrit de circonstance, et c’est même parce qu’il transcende l’actualité qu’il peut espérer être réellement poème.
Depuis sa mort en 2011, Paul-Marie Lapointe est presque tombé dans l’oubli, comme bien des poètes de sa génération, sauf Gaston Miron, le plus célèbre d’entre eux, mais pour des raisons sans doute plus politiques que littéraires. Or, Paul-Marie Lapointe se méfiait, lui, de la politique, c’est-à-dire de l’instrumentalisation du poème. Il faut dire qu’il venait d’un autre terreau poétique que Miron et la plupart des poètes du pays.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, influencé par Rimbaud et surtout par le surréalisme, il avait fait paraître des poèmes tels qu’on n’en avait jamais rencontré dans le Canada français jusque-là. Écrits au sortir de l’adolescence, ces poèmes improvisés en trois mois, regroupés en 1948 sous le titre provocant Le vierge incendié et publiés dans la même maison d’édition que Refus global (les éditions Mithra-Mythe), sont passés totalement inaperçus.
Dix ans plus tard, le poète, devenu entre-temps journaliste, s’est assagi, mais il a gardé quelque chose de son indépendance d’esprit. Arbres n’a rien d’un poème scandaleux ou hermétique. Il se lit comme une ode à la forêt de chez nous (sur le modèle de l’Ode au Saint-Laurent que fait paraître en 1963 Gatien Lapointe), tout en étant aussi et peut-être surtout une ode à la liberté du langage.
Le poème s’ouvre sur la simple formule « j’écris arbre », qu’il répétera ensuite plusieurs fois comme un leitmotiv, à la manière d’un refrain musical. Ce n’est pas que le poète se regarde écrire, mais plutôt qu’il s’abandonne à la pure joie du langage. Une joie qu’on dirait physique, comme si le poète faisait corps avec les arbres qu’il va s’amuser à nommer, dans une solidarité parfaite entre l’humain et le végétal.
Les pins, les cèdres, les épinettes et les autres espèces dont le poème dresse une liste quasi encyclopédique prennent corps eux aussi. On distingue leurs silhouettes (« peupliers allumettes »), on les hume (« cèdres bardeaux parfumeurs »), on les savoure (« acajou sucré »). Ce ne sont pas simplement des noms abstraits, mais une forêt de signes reconnaissables, familiers, matière bien vivante et toujours singulière, comme si on vivait littéralement parmi tous ces arbres et que chaque espèce avait son histoire, son usage : « pins blancs pins argentés pins rouges et gris / pins durs à bois lourd pins à feuilles tordues […] / pins des calmes armoires et des maisons pauvres ».
Ou encore : « épinettes grises noires blanches épinettes de savane / clouées / épinette breuvage d’été piano droit tambour fougueux ».
Comme d’autres poètes des années 1960, Paul-Marie Lapointe aimait comparer la poésie au jazz, à son pouvoir d’improvisation, au rythme produit par les silences ou encore au plaisir de la répétition. Le poème s’enroule sur lui-même pour mieux bondir dans toutes sortes de directions. Le refrain « j’écris arbre » modulé de différentes façons donne une impression d’unité remarquable alors même que la liste des arbres est présentée de manière discontinue, comme au hasard de l’inspiration. Loin de se complaire devant quelque miroir, le poète qui répète « j’écris arbre » semble s’effacer derrière l’enchantement produit par les jeux sonores, par les associations de mots, mais aussi par la beauté élémentaire de ces arbres dont il perçoit l’infinie variété.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Il gravite autour du substantif « arbre » tout à coup affranchi de ses déterminants habituels et libéré des verbes d’action (sauf le geste le moins contestable du poète : « j’écris »). Et curieusement, plus il s’efface en tant que « je », plus il existe avec force au sein de cette nouvelle communauté extraordinairement vivante. D’où la prodigieuse émotion que l’on ressent aujourd’hui à lire ce poème de Paul-Marie Lapointe, qui tient à la fois à sa beauté gratuite et à sa manière si intense d’affirmer la présence d’un sujet à son environnement.
Double actualité du poème : celle de son thème d’abord, la célébration de la nature à travers la splendide richesse des arbres, celle de sa forme ensuite, qui tient de la performance musicale. Le mot « arbre » existe en lui-même, pour le plaisir des sens en quelque sorte, hors de toute action orientée. Seule compte la parole libérée du discours, et capable ce faisant de le renouveler. Car ne nous méprenons pas : le poème arrache le mot « arbre » au discours, mais cela n’a rien à voir avec un quelconque refuge hors du monde, bien au contraire. Ce sont les faux discours que le poème rejette, ceux des « sublimes », qui ne comprennent pas la colère du « petit homme », comme on le lira dans un autre long poème, Psaume pour une révolte de terre.
Paul-Marie Lapointe est le poète du réel, de la sensualité, du contact direct avec la matière élémentaire (le vivant comme l’inanimé, les mots et les choses), de ce qu’il appellera justement « la révolte de terre ». Les images ne sont chez lui ni abstraites ni absconses. Dans bien des cas, elles sont immédiatement interprétables, renvoyant aux objets qui composent notre paysage quotidien : « l’arbre est clou et croix / croix de rail et de papier / croix de construction d’épée de fusil / croix de bombardier téléphone haut fourneau sémaphore / croix d’aluminium et de néon / croix de gratte-ciel et de chien de torture et de faim ».
Double actualité du poème donc, mais la combinaison des deux volets, d’un côté l’éco-anxiété, de l’autre l’extraordinaire confiance dans le pouvoir de séduction des mots, ne peut que surprendre aujourd’hui. À l’automne 2024, un collectif intitulé « Projet Arbres » a présenté à Gatineau une installation inspirée du poème grandiose de Paul-Marie Lapointe, comme un hommage à la fragilité des arbres. Notre imaginaire contemporain associe forcément les arbres à leur destruction.
La poésie de Paul-Marie Lapointe est elle-même traversée par l’angoisse née de la menace nucléaire. Son recueil Pour les âmes (1965) avait pour titre initial Poèmes de l’angoisse. Il s’ouvre sur la violence de notre monde en voie de se liquéfier : « les villes molles sécrètent des cristaux opaques / missiles de chaque jour / où la terreur vrombit comme un dieu ». Et il se conclut par le poème « ICBM (INTERCONTINENTAL BALLISTIC MISSILE) », qui aurait pu être écrit en 2025 : « chaque jour étonné tu reprends terre / cette nuit n’était pas la dernière […] / monde mou / les cratères éclatent / cris d’œuf ».
Et pourtant, si Arbres résonne aussi fortement encore au XXIe siècle, ce n’est pas seulement parce qu’il propose un inventaire des espèces menacées. Paul-Marie Lapointe est tout sauf un poète catastrophiste : même les poèmes les plus désespérés ou violents du Vierge incendié disent aussi la solidarité fraternelle et l’énergie du commencement : « J’ai des frères à l’infini / j’ai des sœurs à l’infini / et je suis mon père et ma mère. »
Le poème Arbres pousse plus loin ce plaisir d’inventer des formes, et c’est cette jubilation de créer un nouvel ordonnancement de mots qui donne au mot « arbre » une existence musicale indépendante des discours attendus.
La folie ou la féerie du langage débouche chez Paul-Marie Lapointe sur un éloge communicatif du vivant, dans toute sa diversité impersonnelle, dégagé du rêve naïf voulant que le sujet soit maître de son discours et maître de son environnement. Ce n’est ni « je » ni « nous » qui ordonne syntaxiquement le texte, lequel prend plutôt la forme horizontale d’une série à la fois cohérente et éclatée. À lire cette collection d’espèces végétales, on se sent tour à tour humain et arbre. On éprouve aussi quelque chose du simple bonheur de créer librement, de respirer autrement, avec ferveur et lucidité.
Le poème s’achève d’ailleurs par une sorte d’acte de foi : « les arbres sont couronnés d’enfants / tiennent chauds leurs nids / sont chargés de farine / dans leur ombre la faim sommeille / et le sourire multiplie ses feuilles ».
À l’époque de la Révolution tranquille, on a lu Arbres comme un hommage à la nature immense du Québec, à ce que Paul Chamberland appelait Terre Québec (1964). Arbres participe assurément à cette nouvelle poésie du pays qui essaime autour de la maison d’édition L’Hexagone. Mais la critique a ensuite souligné le fait que le poème parlait aussi d’espèces qu’on ne trouve guère au Québec, comme le caryer ovale ou le cèdre rouge. Ironiquement, Paul-Marie Lapointe se serait servi d’un manuel publié par le gouvernement fédéral, Arbres indigènes du Canada. Il n’y avait là nulle visée politique, comme le poète le dira avec conviction dans ses rares interventions critiques, lui qui clamait haut et fort que la poésie n’avait pas de comptes à rendre aux idéologies du moment.
Paul-Marie Lapointe continuera par la suite à brouiller les pistes, s’aventurant vers des formes parfois déconcertantes de poésie, au risque de décevoir certains de ses lecteurs. Il refusera toujours de refaire deux fois le même livre et se méfiera des endoctrinements. Mais il sera fidèle jusqu’au bout à sa vision quasi érotique de la poésie, qu’il résumait ainsi : « Je dirai […] qu’est sociale toute poésie assumée charnellement et qui, par construction ou destruction, vise à la transformation du monde (et de l’homme), ce qui caractérise, à la fin, la motivation de toute véritable poésie et la distingue de l’amuse-gueule, de la rimaillerie et de la rêvasserie pâmoisante. »