L’indécence de Joseph R. McCarthy

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.
En janvier 2024, le New York Times a interrogé des partisans du Parti républicain de l’Iowa à la veille des caucus qui allaient désigner leur candidat républicain à la présidence. Un thème récurrent de ces entrevues : la répugnance que leur inspirait le tempérament de bully de l’ex-président, qui rendait même certains d’entre eux hésitants à l’appuyer. « Si vous pouviez poser une question directement à M. Trump, leur a-t-on demandé, quelle serait-elle ? » Réponse d’un homme de 52 ans : « N’avez-vous pas honte ? »
Nombre de lecteurs du quotidien ont dû reconnaître l’écho d’une question posée, près de 70 ans plus tôt, au sénateur Joseph R. McCarthy, qui avait marqué le début de la chute de celui-ci.
En février 1950, Joseph R. McCarthy se présente devant les Republican Ladies de Wheeling, en Virginie occidentale. L’allocution du sénateur du Wisconsin culmine en une révélation explosive : le département d’État fourmille de traîtres secrètement loyaux au Parti communiste. Il brandit un document : « J’ai ici les noms de 205 d’entre eux ! » Pire encore, ces taupes ont été dénoncées au secrétaire d’État, Dean Acheson, et elles sont toujours en poste !
Cette déclaration donne un nouveau souffle à la grande paranoïa anticommuniste qui mine la vie politique américaine depuis la fin des années 1930. Elle propulse aussi au firmament cet obscur politicien, qui sait déjà « qu’il ne [sera] pas plus puni pour un gros mensonge que pour un petit, mais que le gros attire les foules », résume Larry Tye, un de ses biographes.
Il fera la pluie et le beau temps pendant quelques années, suivi aveuglément par un fort contingent d’Américains.
Ambition
Né en 1908 au Wisconsin dans une honnête famille d’agriculteurs, Joseph Raymond McCarthy devient avocat. La politique l’attire déjà. C’est en multipliant les attaques vicieuses contre ses adversaires et en exagérant ses expériences professionnelles qu’il est d’abord élu juge itinérant.
Après Pearl Harbor, il s’enrôle et combat sur le front du Pacifique. À son retour, il espère que son aura de héros de guerre l’aidera à être élu sénateur, exagère ses faits d’armes. Après un échec en 1944, il y arrive deux ans plus tard.
En campagne, il se présente comme un homme simple, un « garçon de ferme », par opposition à son adversaire, un universitaire, docteur en philosophie, qu’il accuse également d’être un sympathisant communiste. Il fait mouche.
Dès son arrivée à Washington, il ne fait pas mystère de son ambition dévorante ni de son goût immodéré pour l’intrigue politique. Pour s’imposer dans la joute politique, il lance à tous vents des accusations sans fondement. Loose cannon, il est mal dégrossi et querelleur. Il peine à trouver des alliés au sein de sa propre famille politique.
On ne donne donc pas cher de sa longévité au Sénat, quand il se présente devant les militantes républicaines de Wheeling.
Scandale
205 taupes communistes au sein du département d’État ? Les médias locaux, puis nationaux, s’emparent de ce scandale. Le sénateur en quête de visibilité ne vient pas d’inventer la « chasse aux sorcières », aux communistes, loin de là. Des scientifiques, des syndicats, des acteurs d’Hollywood en font les frais depuis un bon moment déjà. Des espions de haut vol ont déjà été démasqués.
En fait, McCarthy arrive même un peu tard. Il ne reste que peu, sinon pas, de gros poissons à attraper. Qu’importe : à grands coups d’hyperboles, il accapare la une des journaux.
Les « 205 noms » évoqués ne sont pas fictifs. Il a passé au crible des listes existantes, en a tiré des noms qui n’ont pas encore fait l’objet d’enquêtes approfondies. Il les utilise pour embarrasser les démocrates, au pouvoir presque en continu depuis 1933 et étroitement associés à de réels cas de favoritisme et de corruption. On ne s’étonne donc pas outre mesure quand le sénateur affirme détenir des preuves de laxisme, voire de complots, incriminant des personnages parfois haut placés.
Neuf de ces individus pointés du doigt par McCarthy font l’objet d’une enquête sénatoriale. Tous sont blanchis. L’accusateur pourrait être discrédité, mais grâce à son flair médiatique, sa notoriété se trouve plutôt décuplée.
Piège
Le Parti républicain est en quelque sorte pris au piège : quoi qu’on pense de ses méthodes douteuses, la popularité du sénateur rapporte. Quelques rares modérés du « GOP » dénoncent ses méthodes, dont Margaret Chase Smith, du Maine, appuyée par six collègues. Ceux que McCarthy surnomme « Blanche-Neige et les six nains » se retrouvent isolés. Pendant la campagne électorale de l’automne 1950, on s’arrache l’appui du sénateur inquisiteur.
Il est déchaîné. Il multiplie les insinuations douteuses, accuse ses critiques d’être des sympathisants communistes. Il sème la peur. À l’été 1951, il accuse le général George C. Marshall d’être au coeur d’un complot « d’une ampleur si immense qu’elle fait paraître ridicule tout autre du même type dans l’histoire de l’humanité ».
Réélu en 1952, il prend la tête du Comité des opérations du gouvernement et instrumentalise le sous-comité d’enquête qui y est attaché. Il recrute une équipe, notamment le jeune avocat Roy Cohn, qui était procureur au procès du couple Rosenberg, accusé d’espionnage. Ensemble, ils se lancent dans une grande opération de nettoyage de l’État.
McCarthy en profite pour régler ses comptes avec ceux qui lui ont nui dans le passé. En dix-huit mois, il envoie 546 citations à comparaître, selon Larry Tye, mais ne trouve qu’un seul cas sérieux, Edward Rothschild, un employé de l’imprimerie du gouvernement.
Tandis que certains médias le dénoncent, d’autres, comme le conglomérat Hearst, se font le porte-voix de ses mensonges. Il tient Washington par la peur. S’opposer à lui est un suicide politique. Être simplement nommé par lui équivaut à recevoir un « kiss of death », un baiser de la mort.
Au début de 1953, il se sent assez puissant pour s’en prendre à l’armée. Or, il ignore que, depuis un moment, Roy Cohn multiplie les menaces et les cajoleries auprès de hauts gradés pour qu’un de ses proches, David Schine, soit dispensé de service actif en Corée. Un dossier a été monté en catimini par l’armée, démontrant que le bras droit de McCarthy se livre à du trafic d’influence. À 44 reprises, Cohn, qui devrait être irréprochable, a tenté d’obtenir un traitement de faveur pour Schine.
Coincé, McCarthy opte pour la défense de Cohn et contre-attaque : l’armée héberge et protège des communistes, et a tenté d’utiliser Schine comme monnaie d’échange pour faire taire le sous-comité. Qui dit vrai ? Des audiences auront lieu pour le déterminer.
Feuilleton
Transmises en direct à la télévision, les audiences de McCarthy contre l’armée débutent le 22 avril 1954. Les deux camps ayant le sens du spectacle, ces audiences sont suivies comme un feuilleton par les Américains.
Pour se défendre, l’armée a embauché une équipe d’avocats de Boston menée par Joseph Nye Welch, un plaideur d’expérience. Sous des dehors imperturbables, patriciens, il provoque McCarthy, le pousse à exposer en direct son tempérament colérique et brouillon. Ses envolées néfastes sont commentées sobrement par Welch : « Vous avez, je crois, Monsieur, une forme de génie pour créer de la confusion, pour embrouiller les coeurs et les esprits du pays. »
Une photo produite par le camp McCarthy s’avère trafiquée. Les épisodes peu édifiants se multiplient, montés en épingle par Welch, qui expose les méthodes retorses du sous-comité et bâtit patiemment un nouveau récit.
Le 9 juin 1954, poussé dans ses derniers retranchements, McCarthy tente de piéger son adversaire en révélant qu’un membre de son cabinet a déjà fait partie d’une association de juristes sympathique au Parti communiste. Welch admet les faits : il a refusé d’emmener Fred Fisher à Washington précisément pour cette raison. McCarthy s’acharne. Welch lui intime alors de cesser de détruire la réputation de son collaborateur. « Vous en avez fait assez. N’avez-vous aucune décence, Monsieur ? N’avez-vous plus aucune décence ? »
Nombre d’observateurs présents affirment avoir senti, à ce moment précis, le vent tourner. Les médias vont dramatiser ce moment fort des audiences, précipitant la chute de McCarthy.
Question
Une simple question peut-elle changer le cours de l’histoire ? Bien sûr que non. En juin 1954, les temps avaient changé. Les Américains venaient de traverser une guerre mondiale et une autre en Corée, en plus de l’angoisse suscitée par la naissance d’un conflit larvé avec l’URSS. Une majorité d’entre eux avaient désormais soif d’optimisme. Désormais, le style belliqueux de McCarthy les dérangeait. Welch a matérialisé, en quelques mots, le dégoût qui commençait à les habiter, au sortir de cette longue crise d’hystérie collective.
Tout de même, malgré la perte de tous ses appuis politiques, il conservera pour un temps le soutien indéfectible de 34 % des électeurs, selon un sondage Gallup mené après tous ces revers. « Même s’il était avéré que McCarthy avait tué cinq enfants innocents, soulignera le célèbre sondeur, [ses partisans] continueraient probablement à le soutenir. »
Sa carrière flamboyante est tout de même terminée, malgré ses efforts pour la raviver. Il passe lentement à l’arrière-plan de la vie politique américaine, puis meurt, le 28 avril 1957, d’une insuffisance hépatique aiguë.
Roy Cohn retournera à la pratique privée, à New York, où il deviendra un personnage influent, comptant parmi ses célébrissimes clients le duo père-fils Trump. Il va l’aider à se sortir de plusieurs mauvais pas et à se bâtir une grande réputation. L’ex-président le considère comme un modèle et lui voue une grande reconnaissance.