Des étudiants infirmiers victimes de racisme en Abitibi

Le campus d’Amos du cégep de l’Abitibi-Témiscamingue
Photo: Wikipédia Le campus d’Amos du cégep de l’Abitibi-Témiscamingue
Le Devoir
Enquête

Insultes les traitant « d’incompétents », propos racistes et humiliations répétées. Des infirmiers et infirmières recrutés en Afrique ont été victimes d’intimidation et de dénigrement au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue et dans les hôpitaux de la région où ils ont été formés, selon un rapport obtenu par Le Devoir auprès de l’organisme chargé de fournir du soutien pédagogique. Une situation qui a mené à une vague d’échecs au printemps 2024.

Les exemples de remarques racistes et humiliantes se succèdent dans le rapport lourdement caviardé dans lequel témoignent une dizaine de ces futurs soignants formés à Amos et La Sarre.

« Les étudiants d’Amos rapportent que, dans une mise en situation, l’enseignante aurait commencé en disant : “Il paraît qu’en Afrique, vous êtes tous des animaux. C’est pour ça qu’au Rwanda, les gens se sont entretués” », lit-on dans le document obtenu en vertu de la loi sur l’accès à l’information. « D’autres ont parlé d’insultes de la part de l’enseignante (“vous êtes nuls, des incompétents, vous ne savez rien”), qui ont suscité l’humiliation. »

À La Sarre, une enseignante « criait sur les étudiants dans le couloir et les traitait d’incapables », y lit-on. Elle leur aurait dit qu’elle allait montrer au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) qu’il n’aurait jamais dû les recruter. « Dès lors, les étudiants avaient l’impression que le but de l’enseignante était d’éliminer certains d’entre eux. »

Cumulant plusieurs années d’expérience dans leur pays, ils faisaient partie de la Phase 3 du programme chapeauté par le MIFI, visant à recruter 1000 infirmiers et infirmières — 1500 à terme — diplômés hors Canada (IDHC) pour venir en renfort dans le réseau de la santé québécois.

En octobre dernier, le Consortium en soins infirmiers du Cégep du Vieux Montréal, qui a reçu jusqu’ici près de 2 millions de dollars pour accompagner les cégeps dans le programme, a dépêché deux employés en Abitibi pour répondre à une crise. Cette visite a eu lieu cinq mois après qu’il a pris connaissance d’une vague d’échecs — 16 dans une cohorte de 40 — et de vidéos diffusées sur Facebook dans lesquelles les étudiants ont relaté les injustices subies.

Bien que contenant des constats préoccupants, le rapport de la visite n’a pas été transmis au ministère ni au cégep de l’Abitibi, confirme le Consortium, qui indique qu’il le destinait à ses gestionnaires et à ses employés.

Les hôpitaux, « c’est l’enfer »

Même dans le milieu hospitalier, là où ils font leurs stages, « c’est l’enfer », ont rapporté les étudiants. Ils disent avoir entendu le personnel dire « Est-ce qu’on avait besoin d’aller les chercher en Afrique ? » ou encore « Ils vont se planter ». Certains ont appris leur échec à leur stage dans le couloir de l’unité de soins, devant tout le monde.

Toujours lors des stages, certains étudiants ont parlé « d’acharnement » de la part d’une enseignante qui cherchait à tout prix à les coincer, notamment en les bombardant de questions sans leur donner le temps de répondre, ce qui les faisait paniquer. La totalité des étudiants mentionnent qu’ils n’avaient pas vu toute la matière du cours préalable à leur stage, ce qui a été reconnu par la conseillère pédagogique, indique le rapport. « Plusieurs étudiants n’ont pas eu d’évaluations de mi-session, ce que le cégep confirme pour motif de manque de temps ou d’horaires qui ne concordent pas », peut-on lire également.

Les situations qui ont été relatées en bonne partie semblent être surtout des enjeux de perception

Plusieurs de ces étudiants à qui Le Devoir a parlé ont confié avoir été plongés dans une grande détresse, apprenant que leur échec, sans possibilité de reprise, les excluait de facto du programme. Ils ont alors perdu leur assurance médicale, les allocations hebdomadaires du MIFI — un peu plus de 600 $, y compris les frais de garde et de transport — et la possibilité de travailler comme préposés aux bénéficiaires. Un grand nombre d’entre eux se sont ainsi retrouvés sans revenus avec plusieurs bouches à nourrir. « J’ai été obligé de vivre chez un ami et d’aller aux banques alimentaires. Je ne pouvais même pas travailler », a raconté un étudiant.

Même si certains de ces infirmiers exclus se font proposer un emploi de préposé aux bénéficiaires, le processus d’embauche et d’obtention du permis de travail fermé peut prendre plus de six mois, un délai durant lequel ils n’ont aucun revenu.

Des « perceptions », dit le cégep

Les étudiants rapportent qu’ils ont tenté d’ouvrir un dialogue avec les enseignantes problématiques — elles sont parties depuis — de même qu’avec la conseillère pédagogique et la coordonnatrice responsable de cette deuxième cohorte qu’accueillait le cégep. Mais leur détresse n’a pas été prise au sérieux. « Personne ne les a crus, alors qu’ils vivaient des “situations traumatisantes” en stage », mentionne le rapport.

Ils n’auraient jamais été informés de la possibilité de déposer une plainte ni d’obtenir une reprise, avant d’avoir finalement décidé de s’exprimer publiquement sur les réseaux sociaux.

En entrevue au Devoir, le directeur de la formation continue du cégep de l’Abitibi, Julien Pierre Arsenault, dit avoir réagi rapidement aux critiques des étudiants. « Aussitôt qu’on a vu ces vidéos-là, on a rencontré tous les étudiants », a-t-il soutenu. Les mécanismes de plainte leur auraient alors été expliqués.

Aucune plainte déposée n’a toutefois été retenue, indique M. Arsenault. « Les situations qui ont été relatées en bonne partie semblent être surtout des enjeux de perception », a-t-il ajouté. Il assure avoir agi « avec diligence » dès qu’il a été informé de la vague d’échecs au printemps dernier.

Le MIFI affirme pour sa part avoir « rapidement mobilisé les partenaires concernés pour mettre en place une offre de reprise ». Sur les 16 étudiants en échec, 14 ont eu une deuxième chance.

Souvent, les enseignants ont de la frustration parce que peut-être que [les étudiants] ne vont pas assez vite à leur goût, ou peut-être qu’ils ont des préjugés. C’est tout ça qu’il faut éliminer.

Autorisée par le MIFI, la reprise n’a toutefois démarré que cinq mois plus tard, soit à la fin octobre, laissant dans l’intervalle les étudiants dans des situations critiques, sans revenu aucun. Durant l’été, des médias avaient publié des reportages, alertés par la vague d’échecs et les vidéos Facebook. Selon nos informations, des plaintes ont été déposées à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et au Protecteur du citoyen. Des députés locaux ont également été informés de la situation.

Quand il s’est fait demander s’il était au courant des allégations de racisme, le MIFI a refusé de commenter le dossier, renvoyant la balle au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue.

Des milieux racistes ?

Pour sa part, la directrice adjointe au projet de formation et de recrutement à l’international des IDHC du Consortium, Maria Rosa Sgambato, ne nie pas les allégations de racisme et les problèmes survenus au cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Elle assure toutefois que c’est « un cas isolé ». Selon elle, les hôpitaux ont peut-être des attentes trop élevées et les enseignants, puisés à même le bassin d’infirmières, n’ont pas d’expérience avec des candidats africains. « Oui, il y [en] a qui ont des fois des propos déplacés ou désagréables », a-t-elle dit en entrevue au Devoir, ajoutant toutefois qu’elle n’a pas la responsabilité des milieux cliniques. « Mais nous, on voulait s’assurer que les enseignants qui sont auprès de ces étudiants-là, ils comprennent la réalité des IDHC. Souvent, les enseignants ont de la frustration parce que peut-être que [les étudiants] ne vont pas assez vite à leur goût, ou peut-être qu’ils ont des préjugés. C’est tout ça qu’il faut éliminer. » Mme Sgambato précise toutefois que la responsabilité du Consortium est limitée, car les cégeps ont leur autonomie.

Julien Pierre Arsenault ne cache pas que les « allégations » des étudiants ont généré une crise à son cégep. « C’est pas le fun de voir ça sur les médias sociaux. Nos enseignants s’investissent énormément dans la réussite des étudiants donc je ne cacherai pas que ça a pu être pris un peu comme une claque au visage pour certains. »

Aujourd’hui, les choses semblent s’être apaisées, même si certains problèmes persistent, dit-il. « Le cours va bien en ce moment. Oui, il y a des étudiants qui rencontrent encore certaines difficultés, mais on a mis en place d’autres mesures, d’autres formes d’accompagnement pour s’assurer vraiment de les soutenir le plus possible dans leurs études. »

Il rappelle que, dans la première cohorte accueillie en 2023, 37 étudiants sur 39 ont réussi leur formation et que 34 d’entre eux ont réussi l’examen de l’Ordre des infirmières et des infirmiers du Québec. « Moi, je serais prêt à repartir à 200 % dans l’organisation d’une nouvelle cohorte. On sait que ça peut fonctionner, puis on dit que ça peut être super avantageux pour et bénéfique pour notre communauté. »

D’autres « faits entendus »

Une enseignante aurait dit à un étudiant : « Je ne te sens pas. » L’étudiant lui demande si elle voit des difficultés sur lesquelles il faut travailler. L’enseignante lui répond : « Non, pas encore, mais ça va venir. »

Un étudiant mentionne avoir vécu une « situation humiliante » quand on lui a demandé d’aller chercher un banc et qu’il ne le trouvait pas, car il le connaissait sous le nom de tabouret ou d’échelle. Le personnel sur le plancher aurait ri de l’étudiant en disant : « Même ça, tu ne connais pas. »

Plusieurs parlent des enseignantes qui les rabaissent, les mettant dans un état de panique et leur donnant un sentiment de diminution de l’estime de soi.

Certains n’ont pas pu finir leurs journées de stage en apprenant leur échec dans le couloir de l’unité, devant tout le monde.

Les étudiants nous informent des changements fréquents de notes sur Omnivox. Ils expriment l’incompréhension et la méfiance que ces situations ont causées.

La totalité des étudiants dit passer beaucoup de temps à effectuer le travail de préposé aux bénéficiaires lorsqu’ils sont en stage, en plus de leurs tâches comme stagiaire en soins infirmiers.

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