Les écoles belges face à l’islamisme

Dans les années 1990, Anne Van Langenhoven enseignait le français dans une école secondaire technique d’une banlieue de Bruxelles. Ses classes étaient majoritairement composées de jeunes Marocains. « À l’époque, on pouvait tout lire et discuter de tout, aussi bien de textes érotiques que de livres antireligieux ou athées. Ça ne choquait personne. » Trente ans plus tard, il n’en est plus question : les mêmes textes provoqueraient un véritable tollé dans les classes, dit-elle.
« Tout est devenu tabou. Les petits ne voient plus le monde qu’à travers le filtre du “halal” [ce qui est permis] et du “haram” [ce qui est interdit]. Pourtant, ils sont nés ici et vont à notre école. Un grand nombre d’enseignants ne peuvent plus amener leurs élèves au musée, car ils se voilent le visage devant une vierge à l’enfant avec un sein découvert. »
Pendant 20 ans, cette enseignante depuis peu à la retraite et qui vit dans un quartier multiethnique de la capitale a formé des enseignants à la Haute École, un établissement d’enseignement supérieur qui a remplacé les écoles normales.
Impossible, dit-elle, de discuter avec certaines étudiantes d’une œuvre comme Les liaisons dangereuses. « Elles refusent même d’aller voir le film parce qu’il y a un couple dans un lit ! » Plusieurs ne s’en cachent pas : il n’est pas question pour ces futures enseignantes d’enseigner des parties du programme qui vont à l’encontre de leurs convictions religieuses, qu’il s’agisse de sexualité, d’histoire, de littérature ou d’art. « La foi passe avant la citoyenneté », dit l’enseignante. Comme cela se produisait à l’école Bedford, à Montréal, il n’est pas rare que des professeurs se parlent en arabe dans la salle des profs.
Sur sa plateforme « Enseignement », le groupe de militants laïques Les Universalistes a minutieusement recueilli un certain nombre de témoignages d’enseignants sur cette infiltration islamiste. Parmi les 18 sélectionnés et publiés la semaine dernière, cela va des refus de participer aux voyages scolaires à la séparation des garçons et des filles pour certaines activités. L’un des plus extrêmes est celui d’un professeur du secondaire qui rapporte avoir entendu un collègue de confession musulmane apostropher ainsi un élève plutôt efféminé : « Dans mon pays, tu n’existerais pas. Si tu étais mon fils, je te tuerais. » Comme le jeune aurait refusé de porter plainte, aucune mesure n’aurait été prise.
Des groupes organisés
Ces pratiques, Karin Heremans les a vues se développer depuis 25 ans qu’elle dirige le Royal Athénée d’Anvers, une école secondaire située au centre-ville de la métropole flamande et composée à 65 % d’élèves musulmans. Nommée dix jours avant le 11 septembre 2001, elle a dû affronter les huées des élèves lors d’une minute de silence en hommage aux 3000 victimes de ces attentats, les plus meurtriers de l’histoire. « J’ai tout de suite été projetée dans la tourmente, dit-elle. J’étais une jeune directrice, je ne m’attendais pas à ça ! » Il lui a fallu des années pour découvrir que plusieurs élèves avaient de grands frères qui militaient dans une association islamiste située pas très loin de l’école. D’abord appelée Les jeunes pour l’islam, cette organisation se fondra dans le parti Sharia4Belgium, qui sera désigné comme un groupe terroriste envoyant notamment des combattants en Syrie. Son fondateur, Fouad Belkacem, est aujourd’hui en prison et déchu de sa nationalité belge. L’un des élèves de Karin Heremans est d’ailleurs mort en Syrie.
« Nous sommes face à des groupes organisés, j’en suis convaincue ! Ils commencent par l’école et visent particulièrement les filles avant de se donner d’autres cibles. Il faut le savoir ! » Selon elle, à l’Athénée, les grands frères incitaient les filles à porter le voile, à couvrir leurs mains et leur visage, à ne plus s’asseoir à côté des garçons et à refuser les sorties scolaires. Lorsqu’en 2009 la directrice se décide à passer à ce qu’elle appelle « la neutralité forte » et à interdire le port de tout signe religieux dans l’école, elle sera menacée physiquement. « Je n’avais pas le choix, dit-elle. Les salafistes [musulmans ayant une lecture littérale des textes de l’islam] s’infiltraient dans tous les interstices de nos libertés. La liberté religieuse ne peut jamais être absolue, sinon la société devient invivable. »
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Karin Heremans ne se doutait pas alors qu’elle venait de déclencher une guérilla juridique qui, après moult péripéties, durera 14 ans et mènera à l’interdiction de tous les signes religieux dans les écoles publiques flamandes. Décision finalement entérinée par la Cour européenne des droits de l’homme le 16 mai dernier. Par ailleurs, l’an dernier, la Cour constitutionnelle belge a annulé la décision de la Haute École Francisco Ferrer d’interdire le port de signes religieux à ses étudiantes, qui enseigneront pourtant souvent dans des écoles où ceux-ci sont interdits.
Aujourd’hui, Karin Heremans participe au Réseau européen de sensibilisation à la radicalisation (RAN) et va dans les écoles flamandes aider les directions qui sont aux prises avec les mêmes problèmes. Car « l’infiltration islamiste » est loin d’être terminée, dit-elle. « Nous faisons même face à une nouvelle vague salafiste à l’occasion du conflit palestinien. »
La « capitale européenne de l’islamisme »
Ces exemples ne surprennent pas le sénateur libéral Alain Destexhe, qui n’hésite pas à qualifier Bruxelles de capitale européenne de l’islamisme. Après tout, c’est là, notamment dans le quartier Molenbeek, qu’ont été préparés les attentats de Paris. « Aujourd’hui, il est trop tard, dit-il en entrevue avec Le Devoir. On n’a rien voulu voir. »
Dès 2018, dans un livre polémique écrit avec son collègue socialiste Claude Demelenne, Lettres aux progressistes qui flirtent avec l’islam réac (Éditions du Cerisier), il avait mis en garde contre l’islamisation des écoles. Selon une étude de Laurence Perbal qui date de 2005, menée auprès de 1163 élèves bruxellois, 64,4 % des élèves musulmans déclaraient ne pas croire à la théorie de l’évolution de Darwin. Ce qui faisait dire à l’ancien recteur de l’Université libre de Bruxelles, Hervé Hasquin, en 2009, à RTL info, que « ce qui est problématique, c’est que parmi tous ces jeunes, certains vont devenir enseignants. On va donc se retrouver, à l’avenir, face à une série de professeurs qui ne seront plus capables d’enseigner les sciences ».
Selon Destexhe, Bruxelles a connu une islamisation accélérée depuis 20 ans, due à l’ouverture tous azimuts à l’immigration à partir de 1999, quand une coalition socialo-écologiste arriva au pouvoir. « J’avais comparé les taux d’immigration à l’époque et ils étaient plus élevés qu’au Canada », dit le sénateur. C’est durant ces années que la présidente du Centre démocrate humaniste de l’époque, Joëlle Milquet, parraina la première députée voilée du Parlement belge, la Belgo-Turque Mahinur Özdemir. Elle est aujourd’hui ministre de la Famille, du Travail et des Services sociaux dans le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdoğan.
« En Belgique, toutes les politiques de mixité et de diversité à l’école ont échoué et nous nous retrouvons avec de véritables ghettos scolaires », dit au Devoir le journaliste Jean-Pierre Martin, auteur avec sa collègue Laurence D’Hondt du livre Allah n’a rien à faire dans ma classe. Le succès de cette enquête sur l’entrisme islamiste dans les écoles francophones de la Belgique ne se dément pas, même si, pour des raisons de sécurité, le Salon du livre de Bruxelles a refusé une conférence sur le sujet et la FNAC (Fédération nationale d’achats des cadres), annulé une séance de signature. Les témoignages recueillis auprès d’une cinquantaine d’enseignants à Bruxelles et dans toute la Wallonie sont accablants. Cela va du refus de professeurs d’enseigner la Shoah à celui d’étudiantes en techniques infirmières de regarder en cours d’anatomie des schémas des appareils reproductifs masculin et féminin.
« Les professeurs que nous avons interrogés ne voulaient pas être identifiés par peur de représailles, dit Laurence D’Hondt. Certains tremblaient littéralement de peur. Quelques-uns se sont rétractés, craignant d’être repérés. Mais ils nous ont convaincus que le problème était généralisé. »
Selon la ministre de l’Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny, un questionnaire intitulé Baromètre du respect envoyé à 12 000 professeurs, auquel 10 000 ont répondu, révèle que « sept répondants sur dix […] se sont déjà autocensurés ». Des résultats par ailleurs contestés par les syndicats. Jean-Pierre Martin exprime le souhait que ce livre « serve surtout aux hommes et aux femmes musulmans à s’émanciper de ce poids ».
Neutralité ou laïcité ?
Curieux pays, que la Belgique, où cohabitent des réseaux scolaires catholiques, protestants, juifs, musulmans et publics, tous financés par l’État. Pour des raisons historiques, on n’y parle pas de « laïcité », mais de « neutralité », nous explique le constitutionnaliste Julien Uyttendaele. Les cultes y étant reconnus et même financés par l’État, le plat pays a poussé la logique jusqu’à accorder les mêmes privilèges aux agnostiques et aux athées, qui sont censés être représentés par des organismes qualifiés de « laïques ». Ce qui fait dire à Uyttendaele qu’en Belgique, il y a une religion de trop. « C’est bien beau, la neutralité, mais ça ne veut rien dire, dit-il. Si bien que nous sommes devenus le royaume des accommodements les plus déraisonnables. »
Il déplore que la progression de l’islamisme scolaire soit encore un sujet tabou. C’est d’ailleurs ce qui l’a amené à prendre ses distances d’avec sa famille politique. « J’ai toujours été proche du PS [Parti socialiste], mais le parti est aujourd’hui gangrené par le clientélisme. Une grande partie de ses élus dépendent d’électeurs musulmans. Donc, ils se taisent. »
S’il règne toujours en maître à Bruxelles, le PS a récemment été détrôné en Wallonie par le Mouvement réformateur, de centre droit, qui est arrivé en tête aux dernières élections fédérales. La ministre Glatigny s’apprête à inscrire la « neutralité » dans le Code des écoles et à interdire le port de signes religieux aux enseignants de l’école publique. Une mesure néanmoins limitée dans un pays où les deux tiers des élèves fréquentent les écoles confessionnelles.
Pas plus tard qu’en janvier dernier, à l’approche du 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz, deux écoles d’Anderlecht, à deux pas de Bruxelles, ont refusé de participer à une commémoration de la Shoah par peur des réactions de leurs élèves. Pour Anne Van Langenhoven, « il ne faut surtout pas que les professeurs évitent ces sujets ». « Il faut être fermes. Sinon, où allons-nous nous retrouver ? »