La dérive financière de l’IA

La convergence de l’investissement et de l’espace numérique, déjà en accéléré, va atteindre une vitesse grand V avec l’avènement aux États-Unis d’un environnement réglementaire accommodant sous le prochain gouvernement Trump. Au rythme actuel d’expansion de l’intelligence artificielle générative, faut-il s’inquiéter des risques de dérive exposant un investisseur plus que jamais sous influence des réseaux sociaux ?

Mettons d’abord la table en cette fin de novembre, Mois de la littératie financière. Dans la revue de l’année 2023-2024 des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM), on peut lire que l’utilisation accrue des médias sociaux pour obtenir de l’information sur l’investissement, la diminution du recours aux conseillers financiers, l’augmentation du nombre d’investisseurs autonomes et la hausse des tentatives de fraude figurent parmi les grandes tendances observées dans cette « numérisation » de l’investissement.

Plus précisément, l’Enquête sur les investisseurs 2024 de l’Organisme canadien de réglementation des investissements fait ressortir que 22 % des Canadiens indiquent s’en remettre aux médias sociaux, aux forums et aux influenceurs pour de l’information et des conseils (ce chiffre passe à 44 % pour les investisseurs autonomes). Et plus de la moitié d’entre eux dit que l’information recueillie est aussi valable que celle qu’ils obtiendraient d’un conseiller traditionnel (44 %), voire qu’elle est plus valable (12 %). Les investisseurs autonomes sont aussi plus enclins à estimer que les conseils de ce qu’on appelle les « finfluenceurs » sont de même qualité que ceux des conseillers. À l’autre bout du spectre, seuls 17 % affirment qu’elle est moins valable.

Les investisseurs sont donc moins nombreux à faire appel à un conseiller financier. Le pourcentage se situe aujourd’hui à 61 %, après avoir oscillé autour de 70 % depuis 2012, la diminution la plus importante ayant été mesurée chez les investisseurs âgés de moins de 45 ans et ceux dont la valeur du portefeuille est inférieure à 100 000 $, nous dit l’Indice ACVM des investisseurs 2024.

Par ricochet, la proportion d’investisseurs utilisant les médias sociaux comme source d’information sur les placements a augmenté de 18 % depuis 2020, avec 82 % des investisseurs âgés de 18 à 24 ans se tournant vers eux. En outre, 46 % des Canadiens indiquent avoir vu des occasions de placement sur les médias sociaux, soit une augmentation de 17 % depuis 2020.

Les tentatives de fraude en hausse

Reste que les tentatives de fraude signalées sont en hausse. « Après avoir reculé pendant plusieurs années, le pourcentage de répondants affirmant s’être fait offrir un placement présumé frauduleux a rebondi de cinq points de pourcentage, pour atteindre 23 % en 2024. Les types d’approche le plus fréquemment signalés demeurent le courriel (35 %) et le téléphone (20 %), mais les médias sociaux sont en voie de les rattraper (11 %, soit presque deux fois plus qu’en 2020) », poursuit le rapport des ACVM.

Et les jeunes sont particulièrement exposés. Bien que la fraude liée à l’investissement soit en baisse depuis 2006 chez les investisseurs plus âgés, « les répondants de presque tous les autres groupes d’âge ont été deux fois plus nombreux à déclarer en avoir fait l’objet », les 18 à 24 ans ayant affiché l’augmentation la plus forte (5 % contre 0,4 % en 2006).

Les arnaques liées aux cryptomonnaies sont de loin les fraudes les plus courantes, 55 % des répondants à l’enquête précisant que la tentative de fraude la plus récente dont ils ont été la cible était liée aux monnaies numériques. D’ailleurs, sur les 1054 mises en garde au public faites par les ACVM au cours de l’exercice 2023-2024, plus de la moitié concernait les cryptoactifs.

La montée en puissance de l’IA

Ce qui ne peut que faire craindre la montée en puissance du recours à l’intelligence artificielle. FAIR Canada, qui se donne pour mission de militer pour renforcer les droits des investisseurs, voit dans le rythme « étonnant » du développement et de l’adoption de l’IA la nécessité, sinon l’urgence, d’un cadre pour guider les participants au marché.

« La taille du marché mondial de la vente de technologies, de produits et de services liés à l’IA a été estimée à 197 milliards de dollars américains en 2023 et devrait atteindre plus de 1800 milliards en 2030, soit un taux de croissance annuel composé de 36,6 % », écrit l’organisme.

À elles seules, « les recherches montrent que les cinq institutions financières les plus importantes de l’Amérique du Nord ont déposé 94 % des brevets liés à l’IA entre 2017 et 2021. De plus, elles ont publié 67 % des articles de recherche sur l’IA entre 2017 et 2023 ». FAIR cite les experts prévoyant que les dépenses en matière d’IA des institutions financières doubleront entre 2023 et 2027.

Sans compter l’expansion des géants de la techno. Déjà très présents avec leurs activités croissantes dans les applications de paiement, nombre d’entre eux voient leurs activités dans le secteur financier acquérir une importance parfois macroéconomique. Forts de leur capacité de collecte et d’analyse d’une masse diversifiée de données, ils jouent l’avantage de l’asymétrie de l’information face aux institutions traditionnelles pour transformer rapidement le paysage financier, a-t-on déjà écrit.

Les principaux risques pour les consommateurs

Quant aux risques pour les épargnants-investisseurs, FAIR en énumère quelques-uns :

  • les systèmes d’IA peuvent perpétuer ou amplifier des préjugés existants, et entraîner ainsi un traitement injuste et discriminatoire des investisseurs, comme se voir refuser un produit financier en raison de distorsions créées par l’IA ;
  • les pratiques alimentées par l’IA, telles que la ludification, peuvent orienter les investisseurs vers de mauvais choix d’investissement ;
  • l’IA traite de grandes quantités de données personnelles et financières, ce qui peut soulever des inquiétudes quant à la confidentialité des données et de l’utilisation abusive des renseignements personnels des investisseurs, comme des stratagèmes sophistiqués d’utilisation de l’IA pour manipuler le marché ;
  • les coûts élevés associés à la mise en oeuvre de systèmes avancés d’IA peuvent augmenter la concentration du marché dans le secteur des services financiers, ce qui pourrait réduire le niveau de concurrence et de choix pour les investisseurs.

« Dans une autre étude sur les attitudes à l’égard de l’IA, les répondants canadiens s’inquiétaient davantage du fait que les outils d’IA n’aient pas l’émotion nécessaire pour prendre de bonnes décisions (75 %) ou qu’ils sont vulnérables à la fraude et au piratage (72 %). De même, la recherche sur les points de vue des Canadiens sur l’IA a révélé que la confidentialité, la sécurité et le piratage étaient des préoccupations clés. »

Il faut ajouter à cette liste le risque de fraude et de cyberattaques et leur sophistication.

Au niveau plus systémique, l’IA pourrait tout simplement exacerber (voire provoquer) une crise financière ou, à tout le moins, fragiliser le système financier avec son potentiel d’amplification des chaînes de réaction négatives. Elle pourrait notamment favoriser un comportement moutonnier, « les acteurs prenant des décisions similaires parce qu’ils reçoivent le même signal d’un modèle de base ou d’un agrégateur » plutôt opaque, a déjà soulevé Gary Gensler, président de la Commission des valeurs mobilières des États-Unis.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo