Le défi de professionnaliser le secteur de la danse
Collaboration spéciale

Ce texte fait partie du cahier spécial La danse au Québec
En 40 ans d’existence, le Regroupement québécois de la danse (RQD) a contribué à structurer le secteur de la danse au Québec. Mais même s’il a permis aux membres de la discipline de se professionnaliser davantage, il reste encore du chemin à parcourir pour pérenniser la pratique professionnelle.
Dena Davida est commissaire, éducatrice et chercheuse en danse et en arts vivants. Elle est arrivée des États-Unis à Montréal en 1977. « Le milieu de la danse était en effervescence, mais je me suis vite rendu compte du manque de structuration du milieu, relate-t-elle. À cette époque-là, tout manquait pour former une véritable profession. » Elle constate qu’il n’existe alors aucun lieu de diffusion professionnel ni programme universitaire complet pour la discipline. « J’ai alors proposé des idées qui existaient déjà aux États-Unis », poursuit-elle.
Vers la structuration de la profession
En 1980, Mme Davida crée ainsi Tangente, un lieu de diffusion informel, mais professionnel, pour permettre aux chorégraphes de faire connaître leur travail auprès du public. L’année suivante, elle et son équipe présentent un premier spectacle : « À cette époque-là, on n’avait pas d’argent, on travaillait tous à côté, indique-t-elle. On récoltait des dons à la sortie du spectacle, qu’on redistribuait ensuite aux interprètes. » La situation perdure jusqu’à la création des premiers fonds de soutien publics destinés à la diffusion, peu après la création du Conseil des arts et des lettres du Québec en 1994 et de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) en 1995, notamment, qui lui permettront ensuite de bénéficier de subventions pour financer ses projets et de rémunérer les artistes. Depuis, le Québec compte 8 diffuseurs spécialisés en danse et 12 autres multidisciplinaires, recense le RQD.

L’interprète et chorégraphe désormais retraitée Lucie Boissinot siégeait au conseil d’administration du RQD lorsque se sont tenus les Seconds États généraux de la danse professionnelle du Québec, en 2009. À cette occasion, plus de 200 personnes du milieu — danseurs, chorégraphes, compagnies, enseignants, producteurs et diffuseurs — se sont rencontrées pour aborder les enjeux que rencontrait la discipline.
Au terme de cette grande consultation, une centaine de recommandations ont été adoptées, ce qui a mené à la création de la première phase du Plan directeur de la danse professionnelle au Québec 2011-2021.
« C’était un exercice extraordinaire qui nous a permis de travailler en convivialité pour améliorer nos conditions de travail », raconte Mme Boissinot. Elle se souvient que cela a amené des changements concrets à la profession : « Les services aux interprètes se sont améliorés, le site Web du RQD est devenu un endroit où tout le monde pouvait converger et, surtout, il y a eu moins de grogne et plus de volonté de se prendre en main. »
Depuis, le RQD compte environ 600 membres et offre des formations diverses, aussi bien pour que les participants prennent connaissance de leurs droits en matière de santé et sécurité au travail que pour leur apprendre la direction de production, par exemple. Il permet aussi aux danseurs de continuer à s’entraîner entre leurs contrats, notamment pour éviter les risques de blessure.
Enrichissement de la formation
Bien que la pratique professionnelle de la danse soit récente au Québec, constate Dena Davida, elle a tout de même beaucoup évolué en quelques décennies. Ainsi, la première mineure en danse a été créée en 1971 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), alors que les trois premiers programmes universitaires complets ont vu le jour entre 1978 et 1979, à l’UQAM encore (baccalauréat en danse), à l’Université de Montréal (certificat en danse) et à l’Université Concordia (baccalauréat ès beaux-arts en danse).
« Chaque nouveau degré de professionnalisation universitaire a mené à un autre niveau de sophistication dans l’esthétique », affirme-t-elle. Selon l’artiste, ces formations ont aussi appris aux professionnels à présenter leur travail et à faire de la médiation culturelle, par exemple.
Mme Davida se rappelle avoir fait partie de la première cohorte du doctorat en danse à l’UQAM, en 1997.
« C’est incroyable, les différents types de pratique professionnelle qui existent désormais, poursuit-elle, enthousiaste. On peut pratiquer aussi bien dans un sous-sol au Fringe Festival qu’être un docteur en danse. »
Avec Tangente, elle a d’ailleurs contribué à rendre la pratique professionnelle plus inclusive et plus diverse, entre autres en faisant monter sur scène des personnes ayant un handicap et en présentant des spectacles des troupes Kala Bharati et Nyata Nyata.
Lucie Boissinot a également été directrice artistique et des études de l’École de danse contemporaine de Montréal (EDCM) de 2005 à 2023 : « Mon rôle était vraiment de faire en sorte que les jeunes soient en contact avec différentes générations d’artistes, différentes manières de faire, différentes préoccupations sociales. »

Yves Rocray, directeur général de l’ECDM, déplore toutefois le manque de structuration des formations de danse récréative que les élèves suivent avant de faire une formation professionnelle. « En France, par exemple, il y a un programme national qui fait en sorte que l’enseignement de la danse soit dispensé par des professionnels qui ont un brevet, précise-t-il. Ici, c’est un peu plus le Far West. »
La danse, une discipline à part
Malgré ces améliorations, le milieu de la danse connaît toujours des difficultés par rapport aux autres arts de la scène.
« Pour quelqu’un qui signe un contrat comme comédien, la rémunération sera bien souvent déterminée par les règles de l’Union des artistes (UDA), précise Yves Rocray. En danse, il n’y a pas de normes, les gens dansent souvent pour des cachets dérisoires ou même gratuitement. » Peu de danseurs sont d’ailleurs membres de l’UDA, avance-t-il.
« Même si certaines émissions télévisées, comme Révolution, ont contribué à démocratiser la danse contemporaine, ajoute-t-il. Les gens ont un préjugé et ne comprennent pas forcément les codes. » Et quand un diffuseur multidisciplinaire doit faire un choix entre plusieurs spectacles pour sa programmation, « c’est souvent la danse qui passe à la trappe », d’après M. Rocray.
En effet, selon l’Institut de la statistique du Québec, la part de marché de la danse sur le plan des représentations, de l’assistance et des revenus de billetterie était d’environ 4 % en 2022 dans le paysage des arts de la scène du Québec.
Les membres de la discipline font face à un autre défi : les interprètes prennent généralement leur retraite vers 40 ans, contrairement au théâtre, par exemple, et ils doivent alors prévoir une reconversion vers une autre carrière. C’est le cas de Sylviane Martineau, qui, après avoir dansé jusqu’à 46 ans, a fait une transition vers le métier de consultante en gestion des arts. « Je l’ai fait graduellement, en prenant des mandats de gestion et d’administration en parallèle de mes rôles d’interprète », explique-t-elle.
Là aussi, la tâche n’est pas facile pour ceux qui souhaitent se réorienter. Confluence, le seul organisme au Québec voué à « la requalification professionnelle » des artistes de la scène, a annoncé en septembre dernier fermer ses portes, faute de financement du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Depuis sa création en 2021, l’organisme avait aidé une centaine d’artistes de la scène dans leur réorientation.
Le directeur général de l’EDCM a conscience de cette difficulté. C’est d’ailleurs pour cela que ses étudiants suivent en parallèle des cours au cégep du Vieux Montréal. Ils obtiennent ainsi un diplôme d’études collégiales à la fin de leurs trois années d’études, qui leur permettra ensuite de poursuivre une formation universitaire.
Encore du chemin à parcourir
Selon Sylviane Martineau, il faut cesser de considérer la danse contemporaine comme les autres arts de la scène. « Il s’agit plutôt d’une sorte de recherche et développement du milieu des arts vivants, illustre-t-elle. C’est comme le cinéma d’auteur : les chorégraphes introduisent de nouvelles notions auprès du grand public, notions qui influencent d’autres créateurs sur le long terme. »
Selon elle, une des défaillances de la chaîne visant à faire augmenter les revenus du secteur vient du système de diffusion. Selon l’Institut de la statistique du Québec, en moyenne, en 2022, il y avait 3,8 représentations payantes par spectacle en danse, comparativement à 8,1 en cirque et magie et en théâtre. Soit moins de la moitié.
« Pour assurer un suivi du travail à l’ensemble des membres d’un spectacle, précise-t-elle, la seule voie, c’est la diffusion à l’étranger ou dans le reste du Canada. » Selon Mme Martineau, davantage d’agents de développement devraient se spécialiser dans la représentation et créer un réseau de diffuseurs à l’étranger. « Ces gens-là sont un maillon très important dans l’augmentation des revenus des interprètes et des compagnies, ajoute-t-elle. Beaucoup commencent, puis se découragent et abandonnent le métier. »
Lucie Boissinot croit aussi qu’il est nécessaire de publiciser davantage la danse et de la faire connaître auprès du public, à travers des ateliers ou de la médiation, par exemple. « Depuis les dernières années, c’est rare de voir des caméras dans les spectacles, déplore-t-elle. La place de la culture dans les médias a tellement diminué. »
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