Déclin, dormance et réveil des langues autochtones

Les sociolinguistes appellent «diglossie» ce genre de situation: la coprésence de deux langues socialement inégales, l’une (généralement coloniale) dominante et valorisée, l’autre (vernaculaire) dominée et souvent méprisée.
Illustration: Tiffet Les sociolinguistes appellent «diglossie» ce genre de situation: la coprésence de deux langues socialement inégales, l’une (généralement coloniale) dominante et valorisée, l’autre (vernaculaire) dominée et souvent méprisée.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

L’écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui déclarait en 2017 : « Je vis dans un pays où les deux langues officielles sont des langues étrangères. » Il exprimait ainsi la perception qu’ont les Autochtones du Québec et du Canada de la situation langagière qui est la leur : locuteurs ou gardiens de parlers, dont on les a peu à peu dépossédés, pour les remplacer par des langues imposées de force par les puissances coloniales.

Ici comme ailleurs dans le monde, l’histoire de ces parlers a été la même : un déclin progressif ayant souvent mené à leur dormance partielle ou complète, suivie, au cours des dernières décennies, d’un réveil encore fragile.

En tant que colonisateurs, Champlain et ses successeurs s’arrogèrent le droit d’annexer au royaume de France les terres du Nord-est américain occupées par les nations algonquiennes et iroquoiennes, afin d’y développer le commerce des fourrures. Ils comprirent cependant qu’il leur serait impossible d’atteindre leurs objectifs économiques et de les défendre, sans l’appui de ces peuples autochtones. Ils considérèrent donc ces derniers comme des entités souveraines avec lesquelles on devait traiter d’égal à égal.

Dans un tel contexte, il était normal que ces gens préservent leurs parlers ancestraux. C’était plutôt les Européens travaillant en milieu autochtone qui s’initiaient aux idiomes locaux. Les missionnaires enseignèrent à leurs ouailles à lire et à écrire dans leurs langues, sans s’attendre à ce qu’elles apprennent le français.

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

L’historienne des religions Anne Doran laisse implicitement entendre que chez les Innus, la littératie en innu-aimun a doté les convertis d’un outil facilitant le développement d’une spiritualité chrétienne qui leur était propre, bien adaptée et intégrée à leur pensée ancestrale.

Après la Conquête de 1760, le gouverneur Murray reconnut aux Hurons-Wendats, qui avaient combattu aux côtés de leurs alliés français, le droit de retourner chez eux à Lorette (aujourd’hui Wendake, près de Québec) et de continuer à s’y adonner à leurs occupations habituelles.

Malgré cette attitude conciliante, le comportement des Britanniques à l’égard des Autochtones différait de celui des Français. Le peuplement de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre avait montré que les colons anglais refusaient généralement de cohabiter avec les premiers occupants du pays, préférant les expulser des terres qu’ils leur avaient prises ou achetées. Cette expulsion pouvait être violente, puisqu’on considérait les Autochtones comme nuisibles au développement du pays.

En 1763, le général Amherst proposa ainsi d’éliminer les guerriers de Pontiac, initiateur d’une révolte en faveur de la France, en leur distribuant des couvertures infectées par la variole. Les Britanniques ne toléraient les populations locales, avec leurs coutumes et leurs langues, que dans la mesure où leur présence ne nuit pas à leur expansion commerciale et territoriale.

Déclin langagier

La situation langagière des Autochtones changea dramatiquement quand le Canada commença à s’étendre au-delà de ses frontières initiales. À partir du milieu du XIXe siècle, les autorités se mirent à légiférer afin d’éviter que les premiers occupants entravent le peuplement européen du Nord ontarien, puis de l’Ouest canadien.

Dans cette dernière région, la révolte anticoloniale des Métis et des Premières Nations du Manitoba, de 1867 à 1870 (reprise quinze ans plus tard en Saskatchewan), amena le Parlement fédéral à adopter en 1876 une « Loi sur les Indiens » encore partiellement en vigueur. Pour leur plus grand bien, les Autochtones devaient être confinés dans des territoires bien circonscrits (les réserves) où des pensionnats et autres écoles missionnaires, créées et subventionnées par le fédéral, en feraient de bons Canadiens anglophones et chrétiens, débarrassés de leurs langues et coutumes « primitives ».

Cette façon de faire, progressivement étendue à toutes les populations autochtones, y compris aux Inuits de l’Arctique central et oriental après 1950, entraîna le déclin des langues (et des cultures) des premiers peuples. La sédentarisation forcée, la scolarisation dans les langues coloniales et l’adoption généralisée des pratiques culturelles euroaméricaines menèrent en quelques générations à un transfert langagier vers l’anglais — ou le français, dans quelques régions du Québec.

Les sociolinguistes appellent « diglossie » ce genre de situation : la coprésence de deux langues socialement inégales, l’une (généralement coloniale) dominante et valorisée, l’autre (vernaculaire) dominée et souvent méprisée. À long terme, la diglossie peut mener à ce que le linguiste Louis-Jean Calvet qualifie de glottophagie, l’effacement du parler vernaculaire, « avalé » par la langue dominante. Cette spoliation langagière contribue à renforcer la dépossession coloniale.

Langues autochtones

Les 11 langues autochtones du Québec ont connu le même déclin que celles du reste du Canada. Des facteurs particuliers (proximité des centres urbains, mariages fréquents avec des allochtones) ont fait que deux d’entre elles, le wendat et l’abénaquis, sont maintenant entrées en dormance puisque plus personne ne les parle. En sommeil au Québec, le wolastoqey est encore connu de quelques aînés au Nouveau-Brunswick.

Les statistiques sont éloquentes. Selon les données du recensement de 2021, sur 205 015 résidents du Québec s’identifiant comme Inuits, membres des Premières Nations ou Métis, seuls 45 210, soit 22 % du total, étaient alors de langue maternelle autochtone, un pourcentage un peu plus élevé que dans l’ensemble du Canada (9,5 % de locuteurs natifs).

Le même recensement montre que les parlers en usage dans les communautés éloignées (inuktitut, cri, naskapi, atikamekw, innu de la Côte-Nord) sont toujours transmis aux enfants et qu’ils constituent la première langue de plus de 80 % (parfois même 90 %) de leurs locuteurs. C’est surtout dans les territoires situés à proximité des régions développées du Québec, ainsi que chez les Autochtones établis en milieu urbain, que les langues sont en danger immédiat de disparition.

Cet effacement, qui peut sembler inéluctable, se voit cependant contrecarré depuis les années 1970 par l’avènement, au Québec comme au Canada, d’une forte affirmation identitaire autochtone, due à divers facteurs : la montée d’une première génération de jeunes Autochtones hautement scolarisés, l’opposition aux projets de développement de type Baie-James, la réaction au drame des pensionnats et, plus largement, le mouvement mondial en faveur des droits des minorités.

Malgré le déclin accéléré des langues et des cultures depuis le milieu du siècle dernier, l’identité autochtone n’a cessé de s’imposer. Les membres des Premières Nations, les Inuits et les Métis ont su se doter d’institutions et d’outils politiques et culturels aptes à défendre cette identité, fondée sur les valeurs, les pratiques et les parlers ancestraux.

Renaissance

Tout cela explique qu’on observe actuellement au Québec un mouvement généralisé de préservation et de revitalisation des langues autochtones. La plupart d’entre elles sont maintenant enseignées à l’école, au premier cycle du primaire tout au moins.

Chez les Mohawks, depuis 1978, la Kahnawake Survival School offre aux jeunes, anglophones de naissance, un programme complet d’immersion en kanien’kéha, leur permettant ainsi de parler couramment cette langue qui n’est plus transmise aux enfants.

À Wendake, le wendat est sorti d’un sommeil de plus de 100 ans. Sa reconstruction, à partir des grammaires et des dictionnaires jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, est en bonne voie de complétion et on l’enseigne aux écoliers et aux adultes. Ce réveil a permis à Louis-Karl Picard-Sioui de publier un ouvrage (Les visages de la terre, 2019) comprenant douze poèmes que l’auteur francophone a pu écrire dans sa langue ancestrale. Plus généralement, la musique, la littérature et le cinéma autochtones ont maintenant pris leur place dans l’offre culturelle destinée au grand public.

Doit-on s’attendre à une renaissance complète des langues autochtones ? Sans doute pas. Elles resteront toujours fragiles. Toutefois, elles ne sont pas vouées à disparaître, comme leur déclin le laissait supposer, et elles peuvent même sortir de leur dormance.

On est donc en droit d’espérer que dans un contexte de bilinguisme constructif (où les parlers majoritaires n’entraînent pas l’affaiblissement des idiomes ancestraux), les langues autochtones continuent à servir de fondements identitaires à leurs locuteurs, permettant ainsi aux parlers des Premiers Peuples d’occuper la position prééminente que l’Histoire leur donne droit de préserver au sein de la société québécoise et canadienne contemporaine.

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