Damien Robitaille calé dans le kaléidoscope

L’auteur-compositeur-interprète Damien Robitaille lance son sixième album, «Ultraviolet».
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L’auteur-compositeur-interprète Damien Robitaille lance son sixième album, «Ultraviolet».

Il en a interprété combien, le Damien ? De quelle taille, la talle de Robitaille ? Ça doit avoisiner les 400 reprises, en tous genres, à raison d’une perfo par jour, la pandémie durant. Les diffusions ? Ça se compte par millions, suscitant de par le vaste monde numérique tant d’effusions et de répercussions que ça dépasse les additions. « Et quasiment la raison », ajoute le souriant homme, encore abasourdi.

Pourquoi en reparle-t-on maintenant, attablés dans un café de Longueuil pour l’entrevue du sixième album intitulé Ultraviolet, deux grosses années après l’exploit dûment entériné dans le livre des records à la fin officielle du virus ? Il y a une raison. Voyez-vous, c’est seulement maintenant que cette phénoménale ingestion de chansons, après une importante période de digestion, voire un peu d’indigestion, a fini par faire son chemin dans les boyaux du champion de l’adaptation jusqu’à se décanter dans les créations de l’auteur-compositeur, et s’entend dans les neuf chansons neuves du dénommé Damien. « Champion de l’adaptation, c’est drôle. Ça me rappelle le titre du premier texte qui parlait de moi dans Le Devoir : Le damier pour Damien. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Je ne pouvais pas seulement revenir à celui que j’étais avant. Je suis devenu un peu toutes ces reprises, elles font partie de moi. Mais pas séparément. Ça s’est mélangé dans le processus.»

Ça s’applique pour Ultraviolet. Une profusion de musiques d’autrui mijotées à feu doux dans un seul système digestif. La nourriture de tout un tas de recettes cuisinées jusqu’à en perdre la liste des ingrédients constitutifs. Comme si, pour reprendre l’image du gagnant des Francouvertes d’il y a 20 ans en la mêlant avec la nouvelle, Damien le champion était à bord de tous les véhicules à la fois et partageait le damier. « Je ne pouvais pas seulement revenir à celui que j’étais avant. Je suis devenu un peu toutes ces reprises, elles font partie de moi. Mais pas séparément. Ça s’est mélangé dans le processus. »

Prince chez Hank Williams

Bel exemple, Désynchronisé, le quatrième titre, qui se présente pour ainsi dire comme une démonstration de déconstruction et de reconstruction dans le désordre. « Statique dans ma radio / Ta station n’est plus synchro », chante Damien sur un two-step country. Et puis arrive le refrain et ça pulse… en disco ! « Désynchronisé / Je n’sais plus sur quel pied danser ». À la dernière note du premier refrain, en voix de fausset, on dirait du Prince. « C’est fou, hein ? À la fin du deuxième refrain, c’est plutôt comme du Hank Williams ! Et le break au milieu, ça fait penser à Nile Rodgers avec Chic ! » Il y a des claviers disco et puis du banjo, et ça peut. C’est même aussi réussi qu’improbable. Comment est-ce possible ? « C’est assez inexplicable. Je sais seulement que ça ne marchait pas du tout à un certain moment. Il y avait un accord de trop, mais on ne savait pas lequel. On y a été par élimination. Quand l’accord de trop est parti, ça coulait tout seul. Le country, le disco, ça se mariait. Comme quoi… Keep it simple ! »

Chaque chanson contient d’autres associations, celles que Damien et son éternel complice Carl Bastien identifiaient en cours de route, mais aussi celles que chaque auditeur entendra. Dans Paruline Paruline, où guitares acoustiques et synthés des années 1970 se rencontrent, tout est possible. « Moi, j’entends quelque chose du Bluebird de Paul McCartney et Wings, un peu de Crosby, Stills&Nash vers la fin, quand il y a plus d’harmonies. Peut-être que je suis le seul à entendre ça. » C’est infini. Pas difficile de chanter là-dessus l’air de Yummy, Yummy, Yummy, la chanson à succès sunshine pop du groupe Ohio Express, pas du tout dans les années 1970, plutôt en 1968. « Ben oui, c’est vrai. C’est ça aussi. La liste est au moins aussi longue qu’il y a d’auditeurs. C’est ça que je sais depuis que mes reprises ont fait le tour du monde, on se rejoint tous quelque part. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le chanteur à l’influence désormais planétaire a choisi son camp, le même qu’avant: la francophonie.

Les paroles de Paruline Paruline sont pareillement personnelles et universelles. « Paruline, Paruline / Au fond du jardin / Est-ce que tu chantes pour moi, ce matin ? / Est-ce que tu chantes pour l’amour que tu as perdu ? / Est-ce que tu chantes pour la paix sur Terre ? / Est-ce que tu chantes pour la gloire ou pour quelques sous ? / Est-ce que tu chantes parce que t’as rien à faire ? » Réponse : toutes ces réponses. Damien Robitaille explique : « Le paruline est un petit oiseau qui migre, je peux interpréter son chant de toutes les façons. C’est un peu comme ça, la chanson. C’est au choix. »

Phénomène planétaire, base locale

Le chanteur à l’influence désormais planétaire a choisi son camp, le même qu’avant : la francophonie. Locale. De Lafontaine en Ontario, où il est né, jusqu’à Belœil, où il demeure, il n’aura pas trop migré. « J’ai un bon fan base ici. Six albums plus tard, les gens sont encore là. J’ai commencé les shows pour la tournée d’Ultraviolet. Le public est au rendez-vous. Et j’ai monté un show de Noël à la suite de l’album Bientôt ce sera Noël, que je fais depuis trois temps des Fêtes. C’est ça, une carrière. Faut quelque chose de concret. Oui, j’ai eu des demandes d’un peu partout pour les reprises. Des affaires comme Croatia’s Got Talent. [Il s’esclaffe.] Oui, je peux dire que je suis connu dans plein de pays, mais ça ne veut pas dire que je pourrais partir en world tour. La vérité qui vient avec mon histoire, c’est qu’il y a quelques personnes très dispersées qui aimeraient me voir faire en personne ce que j’ai fait sur leur écran. » Ça ne remplit pas des stades, comprend-on. « Je veux pas aller jouer à l’autre bout du monde dans un p’tit bar, mettons. »

Plus faisable, et non moins intéressant, de créer des chansons inspirées par cette ribambelle de genres musicaux tâtés de tous bords tous côtés. « Il y a un désir de faire des chansons en anglais que j’ai ressenti à la suite de cette expérience d’exploration extraordinaire et que je n’ai pas assouvi encore. Sur Ultraviolet, il y a la première chanson, (She’s Got That) Je ne sais quoi, où chaque ligne est moitié en français, moitié en anglais, je sais pas comment ils vont calculer ça pour les redevances [il s’esclaffe derechef], et il y a la dernière des neuf chansons, Superheroine, qui est complètement en anglais. C’est sorti de même, à cause de l’univers des super-héros qui est très anglo. Est-ce que je ferais un disque complètement en anglais ? Je ne sais pas. »

Le constat est le même depuis les tournures étourdissantes de ses premiers albums, les Mètres de mon être et autres Homme autonome : il raffole des jeux de mots. C’est sa manière, sa matière première. Kaléidoscope, chanson à rythme électro qui suit la bilingue (She’s Got That) Je ne sais quoi, est un régal verbal et technorétro : « J’suis rembobiné comme une cassette / Audio, remix, mise en mode répétition oh woh oh / Je me suis introduit comme une disquette / Dans un floppy disk drive, mon système d’exploitation / Et j’ai vu les reflets de mon passé danser dans un miroir ». Le refrain est pur défi fou. Répétez en dansant, c’est de la haute voltige vocabulaire : « Je suis décalé dans un kaléidoscope ». Difficile d’être plus fondamentalement Damien Robitaille. « Quand j’ai trouvé la ligne, les deux “calé” qui se suivent, j’ai été très heureux. » S’il a enrichi sa palette de tons, il n’a rien perdu de son art de l’allitération.

Ultraviolet

Damien Robitaille, Audiogram. En tournée au Québec jusqu’en novembre.

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