«Sur tes traces»: les clés de ta vie

La pièce «Sur tes traces» est constituée de deux monologues livrés simultanément.
Photo: Emily Coenegrachts La pièce «Sur tes traces» est constituée de deux monologues livrés simultanément.

Avant de quitter Sarajevo, une ville que certains estiment être un point de rencontre entre l’Orient et l’Occident, le Québécois Dany Boudreault et le Franco-Iranien Gurshad Shaheman font un pacte. « Nous nous lançons ce pari fou, dit Dany. Partir sur les traces de l’autre. Remonter le courant comme les tortues de mer retrouvent la plage de leur naissance. Visiter les lieux et les personnes qui t’ont façonné. Pour qu’elles me racontent ce que tu ne sais pas raconter de toi. »

De cette alliance entre deux amis, deux hommes gais, deux artistes de théâtre si semblables et pourtant si différents, deux individus qui osent se remettre mutuellement les clés de leurs vies, est né un spectacle exceptionnel, Sur tes traces, une œuvre intime et politique où deux voix s’entrelacent de la manière la plus riche et la plus émouvante qui soit. Comme le formule si bien la tante de Gurshad, lorsque Dany lui pose des questions à propos de son neveu, il est parfois « plus facile de se livrer à un étranger qu’à quelqu’un qu’on connaît vraiment ».

De retour sur la scène du théâtre Prospero après avoir été créée au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles en mai 2024, puis présentée au FTA à Montréal et au Festival d’Automne à Paris, la pièce est constituée de deux monologues livrés simultanément. Muni d’un casque d’écoute à deux canaux, chaque spectateur doit choisir entre les aventures de Dany (en France, en Turquie et au Liban, mais pas en Iran, puisqu’il n’a pas réussi à obtenir de visa) et celles de Gurshad (à Montréal, à Québec et au Lac-Saint-Jean). Un passage du monologue de Dany donne une bonne idée du genre de joyeux contrastes auquel on a droit : « Pendant que toi, tu fanfaronnes en mangeant de la poutine au Ashton, à Québec, moi, j’atterris au pied du mont Ararat. Je le vois du hublot, dans toute sa majesté. »

Dans la vie de l’autre

Au départ, par peur de rater quelque chose de crucial, on fait plusieurs allers-retours entre les deux partitions, puis on se calme un peu et on accepte d’en perdre des bouts, ce qui fait, rappelons-le, partie de l’exercice. Pour savourer l’intégralité du texte, pour tout savoir du périple que Dany et Gurshad accomplissent dans la vie de l’autre, on vous recommande chaudement d’acheter au bar du théâtre le livre publié par Les Solitaires Intempestifs.

Sur le plateau, l’espace est délimité par des cloisons translucides, vaporeuses, même entre la scène et la salle. Évoquant efficacement les différents lieux visités par les protagonistes, l’appartement est à la fois réaliste et mystérieux, quotidien et onirique. Dans le dispositif imaginé par Mathieu Lorry Dupuy (scénographie) et Julie Basse (éclairages), qui se déploie ingénieusement jusqu’à la toute fin de la représentation, les deux comédiens, qui signent aussi la mise en scène, décrivent des trajectoires le plus souvent parallèles, mais qui, par moments, de manière très significative, se rapprochent, se frôlent, se rencontrent.

Photo: Emily Coenegrachts La pièce «Sur tes traces»

En emballant un cadeau, en pliant une chemise, en préparant un poulet à la sauce aux noix et à la grenade, en revêtant un complet, une robe, un harnais de cuir ou un uniforme militaire, les deux interprètes donnent naissance à une troisième partition, physique, celle-là, une trame banale et néanmoins captivante qui a le grand avantage d’être accessible à tous et en même temps. Vous comprendrez que les costumes conçus par Bastien Poncelet jouent dans ces moments-là un rôle clé. Celles et ceux qui ont assisté à la trilogie Pourama pourama au FTA en 2018 reconnaîtront sans nul doute la singulière esthétique des spectacles de Shaheman.

Au creux de l’oreille

Comme dans le fascinant De glace d’Anne-Marie Ouellet, présenté au même endroit en décembre dernier, les comédiens nous parlent ici au creux de l’oreille. Soutenues de manière tout à fait cinématographique par la riche conception sonore de Lucien Gaudion, leurs voix ne s’interdisent pas de murmurer leurs révélations, de chuchoter leurs confidences, de susurrer leurs témoignages. Dany et Gurshad prennent la parole en leur propre nom, mais ils prononcent également les mots des nombreuses personnes qu’ils ont interrogées ; les amis, les amants et les membres de la famille. Sans les imiter, ils s’assurent de leur donner un timbre et une posture bien à eux.

Dans ce texte qui ratisse large, qui creuse profondément, qui provoque l’hilarité aussi naturellement qu’il prend au cœur, qui est impudique, certes, mais sans une once de narcissisme, il est question de guerre et d’immigration, de colonisation et de fanatisme, d’art et d’homosexualité, de suicide et de renaissance, de viols et d’abus, de remords et de regrets, de jouissances et de traumatismes, d’enfance et d’adolescence, de ces êtres qui nous éteignent et de ceux qui nous élèvent. Plus que tout, le spectacle est un hymne à l’amitié, à son pouvoir de réparation, de réconciliation.

Vers la fin, alors qu’on a déjà les yeux dans l’eau, Gurshad nous achève en déclarant à Dany : « Si j’ai fait tout ce chemin, c’est pour essayer de comprendre pourquoi je t’aime tant. Comme s’il pouvait y avoir une réponse à ça. Mon jumeau plus jeune que moi. Mon double d’un autre continent. Mon amour. »

Sur tes traces

Texte et mise en scène : Dany Boudreault et Gurshad Shaheman. Une coproduction de La Messe Basse et de La Ligne d’Ombre. Au théâtre Prospero jusqu’au 22 février.

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