«En ces territoires, nos pas divergent»: prendre part à la fuite

Depuis l’histoire de cette Vieille qui, nostalgique d’une jeunesse révolue, fuit sa réalité jusqu’à ce rendez-vous désolant dans un New York mythique, une femme s’évade de sa vie de mère alors qu’une autre, en pleine forêt, court pour tenter d’échapper à ses humeurs. Issus d’horizons différents, onze auteurs « questionn[ent] les multiples visages de la fuite, captur[ent] l’essence de l’expérience humaine, ses complexités, ses contradictions ».
Comme un bouquet de solitudes, En ces territoires, nos pas divergent porte en lui cette dualité improbable, celle d’unir des auteurs et autrices autour d’un thème qui, par essence, commande, au contraire, l’éloignement. Pourtant, Sophie-Anne Landry et Pierre-Luc Gagné parviennent avec humilité et authenticité à rassembler des plumes qui racontent différentes existences, toutes portées par un urgent et irrépressible besoin d’échapper au réel qui les entoure. Et la force de l’ouvrage tient à cette exploration distincte du thème. Que ce soit la fuite de soi chez Geneviève Dufour dans « Les carnages », la réflexion autour du suicide d’Hubert Aquin pour Anne Peyrouse, l’exaspération d’une mère devant la charge familiale racontée par Pier Courville ou encore la folie explorée par Sophie-Anne Landry, le thème se décline ainsi en plusieurs voix. Et est, chaque fois, porté par des personnages aussi fragiles qu’intenses, éperdus d’amour, de honte, d’angoisse, d’espoir.
Il y a ce frère, imaginé par Mattia Scarpulla, qui s’entête à poursuivre sa sœur disparue, cette femme qui, dans « Des points de suspension » (Sylvie Nicolas), tente d’éviter les avances d’un homme. Fuir plutôt que d’affronter afin de ne pas blesser. Christine Gosselin renverse, pour sa part, le point de vue et donne la parole à celui que l’on fuit. Le tout habilement évoqué par la culture du ghosting. Parce que la fuite, comme le mentionne Sophie-Anne Landry, « n’est pas uniquement un acte de désespoir. C’est également un geste de courage et de transformation ». S’ajoutent aussi les Chantal Nadeau, Victor Bégin, Camille Deslauriers et, bien sûr, Pierre-Luc Gagné qui est particulièrement éloquent dans « Dirty clothes », où il raconte un rendez-vous raté.
Élans de liberté
Et toutes ces histoires qui « pointent vers un ailleurs, un lieu réel ou imaginaire » — comme le souligne Gagné — s’offrent sous différentes formes. Poésie, prose, récit, autant d’élans de liberté, de frontières abolies pour exprimer cette survie qu’exige la fuite. Poètes devant l’éternel, Victor Bégin et Chantal Nadeau investissent le thème dans une langue forte et distincte ; Nadeau, franche et crue, écorchée et sensible ; Bégin, dans une poésie planante, à la fois ouverte et hermétique, une fuite de l’intérieur. Pierre-Luc Gagné et Geneviève Dufour valsent entre prose et poésie, offrant des histoires chargées de fragments poétiques, tandis que le souffle d’Anne Peyrouse, sans ponctuation, traduit le temps qui fuit, ou alors la fuite en avant de cet auteur immense qu’était Aquin.
La force de ce thème porteur et intemporel ne pouvait que laisser place à un champ des possibles. Ainsi, la beauté d’un tel recueil tient à cette diversité non seulement de styles, mais d’histoires, parfois ancrées dans le réel, frontales et palpables, mais surtout toujours intimement liées à l’humanité, à ce qui nous bouscule, nous freine et, au bout de compte, nous donne l’élan pour avancer, malgré tout.