Daphnis et Chloé tout nus à la Maison symphonique

Les micros étaient pendus au plafond de la Maison symphonique mercredi pour le concert de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) regroupant la Symphonie concertante op. 125 de Prokofiev et l’intégrale du ballet Daphnis et Chloé de Ravel. Les deux œuvres étaient enregistrées pour de futurs disques et le sérieux de la démarche musicale était à la hauteur de l’enjeu.
Daphnis et Chloé par l’OSM et Charles Dutoit est « le » disque qui a tout fait pour la notoriété du tandem et de l’orchestre. Il est arrivé au début de l’ère du disque compact et a dominé la discographie mondiale pendant un bon moment.
Fini les voiles
Tout le monde a vu passer cet enregistrement et on se souvient de la pose lascive des protagonistes du tableau de François Boucher illustrant le disque, le peintre ayant habilement et pudiquement doté Daphnis et Chloé de draperies dans une pose bucolique et lascive.
On souhaite bien du plaisir à l’illustrateur du futur Daphnis et Chloé de l’OSM, parce que les voiles et le côté lascif, ce n’est pas trop le truc de la maison Payare : c’est plein soleil et tout le monde tout nu ! Si vous avez le courage de braver la neige jeudi et que vous voulez assister à un spectacle musical haut en couleur, n’hésitez pas. En marketing, on aime parler de branding ou d’ADN. Avec Daphnis et Chloé à l’OSM, on est assez au cœur du sujet.
Et pourtant, le Ravel de Rafael Payare reste assez différent de celui de Dutoit et de bien d’autres. Le terme « plein soleil » décrit bien les choses. Il y a beaucoup de pianissimos dans la partition, notamment dans le premier quart de l’œuvre. Ces niveaux-là sont relevés, plus éclairés. Même chose pour le « Lever du jour » : il arrive assez vite. Ce n’est pas une nervosité, mais une sorte d’imminence de l’action, un traitement dionysiaque de la matière qui rappelle évidemment Charles Munch.
Ce n’est pas pour rien que l’interprétation décolle vraiment à la « Danse de Dorcon » : plus les choses peuvent être imagées, plus la direction est efficace. Mais les parties atmosphériques aussi sont réussies après ce moment-là (passage de la « lumière irréelle » avec l’arrivée de la machine à vent).
Une chose n’est pas conforme, mais sera sans doute adaptée pour l’enregistrement : tout un passage (les chiffres 83 à 88 de la partition) où le chœur devrait être hors scène et se rapprocher avec cors et trompettes qui les appellent au loin, puis s’approchent. Cet effet (qui correspond aussi, dans le ballet, à un passage de l’ombre à la lumière) n’est pas rendu au concert avec le chœur sur scène ; il sera peut-être travaillé pour le disque. Le passage exalté qui suit est tout simplement prodigieux.
Un couple
À propos de chœur, celui-ci a été magnifique de justesse dans l’intonation et dans les nuances. Par ailleurs, il est impossible de ne pas penser que cet enregistrement n’est pas un peu dédié au grand flûtiste Tim Hutchins. Il était indispensable de le réaliser avant son départ à la retraite, qui s’approche immanquablement.
Il sera passionnant de voir comment sonne au disque cette interprétation moins finement nuancée, moins sensuelle que d’autres, mais crue et tranchante comme peu.
Aussi enregistrée, et dans un silence autrement intéressant pour les ingénieurs du son, la Sinfonia concertante de Prokofiev a bénéficié d’une direction mordante et d’un engagement forcené d’Alisa Weilerstein, l’épouse de Rafael Payare. La violoncelliste a maîtrisé les pièges (nombreuses notes aiguës) de cette partition souvent insaisissable et qu’on ne saurait qualifier d’attachante.
On a apprécié le lyrisme du passage central du 2e volet, avant la cadence, et l’esprit de la fin de ce mouvement, tout comme le 3e mouvement et son sens de la parodie. Ce dernier comportait un glorieux passage des trombones et des cors. On est curieux de voir quel couplage les artistes vont imaginer, mais ce projet démarre très bien.
Inattention
Il est dommage que les notes de programmes d’une institution aussi sérieuse que l’OSM enchaînent les galéjades. S’il est une œuvre emblématique de l’histoire de cet orchestre, c’est bien Daphnis et Chloé. Le programme parvient à prétendre que l’œuvre, qui dure en général en moyenne 54 ou 55 minutes, est d’une longueur de 79 minutes, fadaise qu’on a laissé la présidente-directrice générale (qui n’est pas là pour être une spécialiste, mais qui a des équipes payées pour l’être) reprendre devant tout l’auditoire.
Par ailleurs, le même programme prétend que la première audition de la Symphonie concertante de Prokofiev à l’OSM a été donnée par James Feddeck et Truls Mørk en 2018. Il nous semblait impossible que Charles Dutoit ait pu faire l’impasse sur cette œuvre au cœur de son répertoire. Comme de fait, il nous a fallu moins de 10 minutes pour trouver la trace d’un concert associant Yo-Yo Ma et Charles Dutoit les 17 et 18 mai 1994 dans cette partition, qui plus est radiodiffusée en direct. Était-ce le premier ? Peu importe…
On passera également sur un petit raccourci du texte de présentation de l’œuvre de Prokofiev. Le compositeur entendit bel et bien son remaniement du Concerto op. 58 de 1938 par Rostropovitch avant sa mort, soit le 18 février 1952 (sous la dénomination, alors, de 2e Concerto). C’est simplement la deuxième version, finale et retouchée, renommée Symphonie concertante, dont il n’a pas vu la création.