Joyce Wieland au MBAM: un véritable amour de la parodie et du détournement

En 1971, Joyce Wieland (1930-1998) fut la première femme artiste canadienne à avoir une exposition de son vivant au Musée des beaux-arts du Canada, alors nommé Galerie nationale. Cet événement, intitulé Véritable amour patriotique, commissarié par Pierre Théberge — alors jeune conservateur de l’art canadien et qui deviendra directeur du Musée des beaux-arts de Montréal (1986-1997) puis du Musée des beaux-arts à Ottawa (1997-2008) —, fut, selon Vincent Bonin, spécialiste de l’art conceptuel, une des expos marquantes de ce mouvement artistique au pays. L’expo de Wieland s’était ouverte par une parodie de ces fanfares comme on les retrouve un 1er juillet. L’exposition détournait de nombreux symboles du Canada. On pouvait par exemple y acheter un parfum canadien nommé « Sweet Beaver », Castor doux…

Joyce Wieland est de nos jours une artiste malheureusement un peu oubliée. Il était donc temps de lui consacrer une importante rétrospective, car, si je ne m’abuse, la dernière date d’il y a près de 40 ans, en 1987, au Musée des beaux-arts de l’Ontario ! Cette expo sur Wieland, qui a lieu ces jours-ci au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), aurait certes dû plus insister sur cet événement conceptuel de 1971, le Musée des beaux-arts du Canada ne manquant pas de documentation à ce sujet. Elle aurait pu aussi être plus audacieuse dans sa présentation des questions politiques que souleva Wieland. Le titre un peu gentillet de cette rétrospective est d’ailleurs le symptôme de cette lecture un peu assagie de son œuvre. Néanmoins, elle nous permet de revoir la création d’une artiste majeure qui a su jouer avec l’humour et même le kitsch pour déjouer nos attentes identitaires.

Une œuvre politique qui dérange encore
La section vouée aux liens entre l’art de Wieland et les enjeux politiques, intitulée simplement et étrangement « La fibre politique », est une des plus fortes de cette expo. Mais elle aurait dû être encore plus étoffée. Les commissaires auraient dû y inclure plus de films, dont Rat Life and Diet in North America de 1968. Dans ce film 16 mm, de 14 minutes, Wieland parlait des citoyens américains fuyant la guerre du Vietnam pour un Canada utopique, totalement imaginé. Elle y dénonçait l’impérialisme américain et « la structure corporative militaro-industrielle » qui dominait et continue de dominer nos sociétés, s’inspirant d’un discours donné par le président Dwight D. Eisenhower en 1961. Le court métrage expérimental La raison avant la passion (1969), œuvre très critique envers Pierre Elliot Trudeau, aurait pu aussi y trouver sa place, premier ministre qu’elle avait vénéré mais qu’elle avait par la suite accusé d’avoir une attitude psychopathe… Et ce n’est pas la projection de films de Wieland à la Cinémathèque québécoise — entre le 15 avril et le 1er mai ! — qui justifie vraiment ces étonnantes absences. Le MBAM a souvent inclus des films dans ses expos, et plusieurs — mais pas les plus polémiques — sont d’ailleurs présentés ici…

La vidéo expérimentale sur l’écrivain et militant Pierre Vallières, œuvre réalisée en 1972, est heureusement présente. Elle n’est pas montrée en entier, mais seulement par des fragments ! Elle fut pourtant exposée en 2020 au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa dans le cadre de l’exposition Les fervents de Moyra Davey. Il est bien étrange et peu respectueux envers l’œuvre de tronçonner ainsi ce film… Une occasion ratée de faire entendre la parole de Vallières, de la bouche même de celui-ci, après toutes ces années d’accusations injustifiées et ridicules de racisme envers un militant qui a défendu bec et ongles la cause des Noirs et même celle des Autochtones.
Certes, ceux qui voudront réduire le travail de Wieland à une illustration de positions politiques seront déçus. Ceux qui voudraient voir en elle une fédéraliste convaincue trouveront que son travail est très vite devenu critique envers Pierre Elliot Trudeau et que son film sur Vallières pourrait sembler appuyer sa vision… Ceux qui seraient plutôt indépendantistes ou souverainistes ne trouveront peut-être pas son ton assez critique envers le Canada. À tous ceux-là, nous n’avons qu’un conseil à donner : n’y allez pas ! À tous les autres qui accepteront que le travail d’un artiste consiste plus à interpeller et à déstabiliser qu’à illustrer un propos engagé, cette œuvre sera là pour vous faire réfléchir aux désirs identitaires des individus, et en particulier au concept de nationalisme, aux ambiguïtés et extrémismes qu’il peut véhiculer.

Wieland a su utiliser un ton ironique, mordant pour aborder ces sujets. Pour s’en convaincre, il suffira de relire le texte d’introduction à son exposition de 1971 au musée d’Ottawa. Un texte où Pierre Théberge l’interviewe avec l’aide, à la traduction, de Michael Snow, conjoint de l’artiste. On y saisit ce ton caustique qui remet en question l’identité canadienne, en particulier ce désir de bilinguisme qui y est mis en scène d’une manière parodique.
Wieland clamait ardemment qu’il fallait décoloniser le Canada, le soustraire, non pas seulement à la domination de la France ou de la Grande-Bretagne — chose qui n’est pas vraiment faite —, mais à la domination des États-Unis… Voilà un sujet encore d’actualité. Wieland a aussi parlé de l’autonomie des peuples du Grand Nord avec entre autres l’œuvre L’Arctique s’appartient en propre (1973).

Le Musée des beaux-arts ne pouvait imaginer un meilleur timing pour cette rétrospective que ce moment politique où le Canada est la cible d’un délirant géant américain qui souhaite en faire son 51e état, un État qui, paradoxalement, serait plus grand que les États-Unis eux-mêmes… Wieland a fait partie d’une mouvance artistique canadienne très anti-américaine dans laquelle se retrouvait aussi l’artiste Greg Curnoe avec des œuvres comme The True North Strong and Free, #1–5 [Le vrai Nord fort et libre, nos 1-5] de 1968 ou encore Carte de l’Amérique du Nord de 1972, montrant le Canada et le Mexique ayant annexé les États-Unis. Une œuvre qui, sous le couvert de liens avec le pop art et la culture populaire, se révèle très contestataire.
Signalons que l’historien de l’art Vincent Bonin devrait donner une conférence intitulée « Joyce Wieland et la plasticité de l’imaginaire nationaliste », le 19 février au MBAM.