De chair et d’esprit: l’insolite Jana Sterbak
En véritable icône de l’histoire récente de l’art, Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) — la robe dite de viande, objet d’une controverse en 1991 — se découvre presque au-delà de l’exposition Corpus insolite : Jana Sterbak au Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Les morceaux de bœuf cousus et déposés sur un mannequin ainsi que leur reproduction photo sur le corps d’une femme surgissent entourés d’éléments de l’exposition permanente.
Ne serait-ce que par la réapparition de cette Vanitas, le musée de l’avenue des Pins crée l’événement. Mais Corpus insolite, qui met en relation les objets religieux et médicaux de ses collections avec l’art riche en métaphores de Jana Sterbak, est bien plus qu’une affaire de chair et de provocations.

Les enjeux de la condition humaine ont toujours fait partie des réflexions de l’artiste montréalaise en plus de quatre décennies de pratique. Ils résonnent avec éclat dans chaque parcelle de l’exposition. Que ce soit devant ses œuvres historiques ou récentes ou devant les « trésors » que l’artiste et sa collègue commissaire Johanne Sloan ont dénichés dans les réserves du musée, une évidence s’impose : le corps n’est ni sacré ni idéalisé, mais source de transformations insolites, physiques ou spirituelles.
Une momie
« C’était un coup monté », dit Jana Sterbak au sujet de la lointaine controverse qui a plombé l’exposition du Musée des beaux-arts du Canada qui incluait Vanitas. « Un coup monté par une stagiaire de l’Ottawa Sun. Elle est allée recueillir des témoignages de sans-abri pour trouver une meilleure utilité à cette viande. C’était Pâques, il n’y avait pas [beaucoup d’actualité]. Ça a été repris partout. »
Selon un texte du site de Radio-Canada daté de 2019 qui fait « l’autopsie de la controverse », « plus de 300 articles » ont été consacrés à l’œuvre moins d’un mois après celui du quotidien ottavien, paru le lundi de Pâques et intitulé « De l’art nazi grossier ».

Vanitas, bien sûr, n’a rien de fasciste. Les critiques de la haute couture, de la chaîne alimentaire ou du milieu de l’art peuvent être parmi les lectures possibles. Thème incontournable à l’histoire de l’art, la vanité évoque la futilité de l’existence. Avec ce corps vu de l’intérieur, Jana Sterbak pose, de manière crue, des questions d’ordre moral.
« Ici, dans un contexte médical, l’œuvre est chez elle », dit celle qui ne croit pas que cela suscitera une nouvelle polémique. Et à une époque où l’intelligence artificielle prend de l’ampleur, l’enveloppe corporelle semble encore plus vaine et vanitas, « une momie » — terme de son autrice —, notre momie.
La lauréate du prix Borduas 2017 connaissait un peu le Musée des Hospitalières pour lui avoir déjà emprunté une œuvre. Le projet d’exposer là ne s’est présenté qu’après un refus du Musée national des beaux-arts du Québec, qui possède une autre œuvre en viande, Chair Apollinaire (1996). Un mal pour un bien, puisque ça a permis de mêler histoire et art actuel, chose que l’artiste a plus d’une fois expérimentée.

« On n’avait pas une idée fixe, dit-elle. Je savais que je voulais présenter les grosses béquilles [la sculpture Monumental, 2002]. C’est un sujet inspiré par l’oratoire Saint-Joseph, par le géant Beaupré. Je les voyais à côté du sceptre [une crosse épiscopale du XIXe siècle]. »
« Nous avons discuté de ce qui nous avait frappées dans les réserves et nous nous sommes concentrées sur les thèmes de l’incarnation et de la transcendance religieuses, et sur l’accent mis par la médecine sur un corps fragmenté », explique pour sa part Johanne Sloan.
Multiples dialogues
Corpus insolite n’est pas une exposition Sterbak seulement par la présence de 15 de ses œuvres. Les objets du musée déplacés ou sortis des réserves ont quelque chose de sterbakien. Les interventions donnent du moins l’impression que l’art contemporain avait déjà un pied dans ce musée érigé dans un ancien presbytère.
Si la mixité fonctionne bien, l’exposition est un peu déséquilibrée entre les salles exclusives à Corpus insolite et celles de l’exposition permanente. Dans les premières, certes aérées, les sous-thèmes se confondent. Le meilleur se trouve dans le rapprochement, autour des normes esthétiques, de Cones on Hand (1979) — une main aux doigts recouverts de ruban à mesurer — et des reliquaires en verre qui contiennent d’étranges artefacts évoquant, par exemple, la « mesure de la ceinture de la Sainte Vierge ».

Dans les autres salles, déjà bien garnies, quelques œuvres contemporaines attendent, presque camouflées. En dehors de Vanitas, bien sûr, incontournable et facilement repérable. Catacombes (1992), des ossements en… chocolat, et Monumental, les béquilles surdimensionnées, s’intègrent cependant fort bien, les premiers auprès d’objets médicaux et de référence à Ambroise Paré, le père de la chirurgie française, les secondes aux côtés d’un mur consacré à Ignace Bourget, l’ecclésiastique qui a donné ses grandeurs à l’Église catholique québécoise.

Partout, l’insolite est apparent. Dans la section « Des restes humains », le sacré frôle le profane entre des médaillons de religieuses et Perspiration : Olfactory Portrait (1995), œuvre en verre renfermant une goutte de sueur « chimiquement reconstituée ». Ici, contenu et contenant se confondent.
Le motif de la couronne, souvent travaillé par Jana Sterbak, était destiné à être présent, si ce n’est qu’en raison du couronnement, acte canonique par excellence. Si les quatre œuvres de l’artiste démontrent toute la richesse matérielle et évanescente de sa pratique, entre autres l’œuvre technologique Hot Crown (1998) et la performance avec feu Artist as Combustible (1986), l’absence de couronnes de professes des Hospitalières étonne et laisse un vide.
Le dialogue proposé par Corpus insolite traverse aussi les salles, et les étages. Ce n’est pas plus mal. Ainsi, les mots des sentences si personnelles de religieuses résonnent de loin avec Voltaire (2009), un tissu brodé où Sterbak cite la figure anticléricale des Lumières.

Dès la mezzanine, une collection de faciès en cire de la moitié du XXe siècle illustre de manière réaliste les maladies telles que l’acné, la syphilis ou la leucémie. Ces visages fragmentés, en décomposition et présentés comme des œuvres d’art, annoncent le programme sterbakien. Le corps n’est qu’une carapace ; l’essentiel se trouve sous elle et ailleurs.