Que la course commence!
En octobre dernier, lorsqu’une vingtaine de députés libéraux ont signé une lettre demandant la démission de Justin Trudeau, Chandra Arya n’a pas mâché ses mots en montant au front pour défendre son chef. Le député de Nepean, circonscription de la banlieue ouest d’Ottawa, a alors fait circuler une lettre écrite de sa propre main qui répudiait ses collègues mécontents. Il disait alors craindre qu’une course à la chefferie « brutale » ne fracture son parti, déjà fragile, et engendre ainsi des résultats « désastreux ».
La sortie publique de son fidèle député a aidé M. Trudeau à mettre brièvement le couvercle sur la marmite, et à rester en selle malgré tout. Hélas ! Même M. Arya n’appuie plus son chef. Sa défection dans la foulée de la démission de Chrystia Freeland comme ministre des Finances et vice-première ministre, le 16 décembre dernier, serait la preuve — si besoin est — que la grogne envers M. Trudeau au sein du caucus libéral a atteint le point de non-retour.
Plus des deux tiers des 75 députés libéraux fédéraux ontariens réclameraient maintenant son départ. Pire encore, certains d’entre eux n’hésitent plus à soutenir publiquement l’un ou l’autre de ses remplaçants potentiels. C’est le cas notamment de M. Arya, qui, dans une lettre publiée sur X, se range maintenant derrière Mme Freeland : « Pour le caucus libéral et les Canadiens en général, elle représente la stabilité et la compétence, [elle est] prête à prendre les devants immédiatement. »
Que l’on ne se méprenne pas, la course à la chefferie libérale a bel et bien commencé, du moins de façon informelle. Depuis la démission de Mme Freeland, les principaux aspirants à la succession de M. Trudeau multiplient les appels pour prendre le pouls des députés susceptibles de les appuyer dans cette course qui ne tardera pas à débuter de manière officielle tant la pression sur le premier ministre devient insoutenable.
Des signes immanquables de candidats qui piaffent devant la ligne de départ se manifestent, comme cette photo de famille devant sa demeure torontoise que Mme Freeland a publiée sur X le jour de Noël, ou l’intervention faite sur X jeudi, en anglais seulement, par Mark Carney, qui accuse Donald Trump de « pousser la blague trop loin » en proposant à répétition que le Canada devienne le 51e État américain. Selon l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, le temps est venu de « défendre le Canada ». Il est difficile de ne pas voir là un reproche à l’endroit de M. Trudeau, qui se fait discret depuis le départ de Mme Freeland.
Le premier ministre est tout de même intervenu sur X quelques heures après M. Carney pour fournir aux Américains « quelques informations sur le Canada ». Or, son gazouillis comprend un lien vers un reportage de NBC News qui date de 2010 — ce qui n’est pas forcément un choix bien réfléchi.
Mme Freeland et M. Carney favoriseraient une course à la chefferie raccourcie. Ils ont déjà une longueur d’avance sur les autres candidats potentiels. Ils jouissent d’une notoriété supérieure, d’appuis parmi les députés libéraux, de donateurs et d’organisateurs prêts à se lancer dans la bataille. Mme Freeland excelle dans le réseautage. Après quatre ans aux Finances, elle connaît maintenant aussi bien que M. Carney tous les acteurs importants de l’économie canadienne. Ils partageraient ainsi des appuis à Bay Street et dans la communauté d’affaires du pays. Alors qu’une candidature de Mme Freeland serait assurée, M. Carney attendrait toujours de voir les règles qui encadreraient une éventuelle course à la chefferie libérale avant de se déclarer candidat.
Quant aux autres prétendants à la succession de M. Trudeau, ils bénéficieraient d’une course qui durerait plusieurs mois plutôt que quelques semaines. Dominic LeBlanc, Mélanie Joly, François-Philippe Champagne et Anita Anand ont beau être des vedettes sur la colline du Parlement, ils demeurent peu connus du public canadien. L’ancienne première ministre libérale de la Colombie-Britannique, Christy Clark, et l’ex-député montréalais Frank Baylis souhaiteraient aussi se lancer dans la course à la chefferie.
M. LeBlanc aurait l’appui de la puissante famille Irving, qui contrôle de vastes pans de l’économie du Nouveau-Brunswick, en plus d’être propriétaire du chantier naval de Halifax. Son nom circule pour l’intérim advenant que M. Trudeau quitte son poste avant qu’un remplaçant permanent ne soit choisi. Mais il est peu probable que M. LeBlanc accepte une fonction intérimaire s’il doit en même temps renoncer à se lancer dans la course à la chefferie.
Le voyage vendredi de M. LeBlanc et de Mme Joly en Floride, où ils devaient rencontrer des membres de l’équipe de M. Trump, leur aura permis de rehausser leur profil en vue de la course à venir. Ils seraient dorénavant les ministres les plus puissants du gouvernement Trudeau, ceux de qui le premier ministre dépendrait le plus. Il ne serait pas déçu de voir l’un ou l’autre lui succéder à la barre du Parti libéral du Canada.
Si la chefferie libérale semble un cadeau empoisonné par les temps qui courent, il ne faut jamais sous-estimer le désir que nourrissent les politiciens ambitieux de conquérir le pouvoir ni surévaluer la foi qu’ils ont en leurs propres capacités. Le prochain chef ou la prochaine cheffe du parti risquerait certes de se trouver dans l’opposition pendant quelques années après les prochaines élections. Mais, en politique, les vrais gagnants ne se laissent pas décourager.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.