«La chasse au loup»: Tolstoï, maître à exister

Antonin Marquis écrit beaucoup depuis longtemps et, comme il l’avoue dans son premier essai, il entretient un double rapport avec l’écriture, un dilemme expérimenté quotidiennement.
Il écrit dans La chasse au loup tout juste paru chez Nota Bene : « D’une part, je lui accorde assez d’importance pour avoir construit ma vie autour de cette activité ; de l’autre, je n’arrive pas à trouver une seule bonne raison, rationnellement parlant, de la justifier. On touche ici à une question fondamentale pour quiconque aborde le processus de création artistique : qu’est-ce qui motive quelqu’un à mettre autant de temps dans une activité aussi bizarre ? »
On répète : Antonin Marquis consacre et a consacré beaucoup de temps à cette pratique bizarroïde. Il a obtenu une maîtrise et un doctorat en création littéraire. Il enseigne la littérature au cégep et à l’université. La chasse au Loup est son troisième livre et son premier essai après deux romans (Les cigales en 2017 et La diversité des tactiques en 2022).
« Le premier roman était le fruit de ma maîtrise, explique M. Marquis joint en Estrie, où il habite. Le deuxième roman était le fruit de mon doctorat. L’essai est tiré de la portion théorique de ce travail. L’éditeur Nota Bene voulait bien de cet ajout, mais il m’a demandé en quelque sorte d’enlever l’université du projet pour le rendre un peu plus digeste pour le grand public. »
C’est ce qu’on appelle rentabiliser ses études, et mission accomplie. Les propos et les confidences de l’essai portent en fait sur la relation à l’écriture et à l’art, mais aussi aux valeurs qui guident nos vies, sur notre relation à une existence humaine guidée par le Beau et le Bon, dans ce monde idéal là où l’éthique et l’esthétique ne font qu’un.
Une vie bonne
Le texte entremêle des tranches de vie, parfois banales et des réflexions souvent profondes. La progression se fait au fil des lectures, surtout des œuvres de Tolstoï. L’ouvrage s’ouvre sur l’achat d’une biographie monumentale de 900 pages consacrée à l’auteur russe par le français Henri Troyat. La plongée dans le récit de cette vie encourage l’annotation de La guerre et la paix, maître ouvrage du géant mondial de la littérature, de ses journaux personnels et d’autres livres d’exégètes et de biographes. Deux livres de Léon Tolstoï (La guerre et la paix et Anna Karénine) figurent dans le palmarès des 20 meilleurs livres de tous les temps publié récemment par The Economist.
« Je me suis retrouvé beaucoup dans les questionnements chez Tolstoï, peut-être moins dans les réponses qu’il essayait d’apporter », dit M. Marquis. Il ajoute comme source d’inspiration, à la suggestion de sa directrice de thèse, Nathalie Watteyne, la philosophe américaine Martha Nussbaum. Spécialiste de l’Antiquité, elle a développé une œuvre autour des enjeux liés à l’amour, à la justice et à la démocratie. Elle défend mordicus l’idée de s’éduquer moralement par la littérature.
« Elle réfléchit beaucoup à cette question de la vie bonne. Comment détermine-t-on ce qui est bon dans la vie ? Comment détermine-t-on que quelqu’un a bien vécu ? Nussbaum y réfléchit en prenant en compte ce qui est extérieur à nous. La vie bonne ne dépend pas seulement de notre volonté. »
La philosophe y pense même en liant le bonheur à la chance, à l’inattendu et à l’incontrôlable. Pour Platon au contraire, la paix de l’âme, jusqu’à l’ataraxie, réside dans l’autonomie par rapport à ce qu’on ne peut pas contrôler, en se détachant des choses du monde.
« Nous sommes des humains : manger, jouer, nouer des relations avec autrui nous procure du plaisir, souligne Antonin Marquis dans La chasse au loup. On a beau se répéter que l’amour individuel est moins grand que l’amour général, il est évident qu’on éprouve un lourd chagrin quand un proche perd la vie. On peut vouloir le cacher, se reprocher d’être faible, mais on ne peut se détacher du monde, pour la simple et bonne raison qu’on y vit. L’existence telle que la conçoit Platon est impossible, car la raison n’est pas toute-puissante : qu’ils le veuillent ou non, les humains sont sensibles et émotifs. »
À lire aussi
Suivent ensuite des exemples concrets tirés de la vie des héros de La guerre et la paix. La retraite infructueuse d’André à Bogoutcharovo. Les propos de Pierre et le bonheur de Natacha qui l’en font sortir. Cette littérature fournit effectivement des exemples pour s’éduquer moralement.
« Tolstoï réfléchit beaucoup à sa vie consacrée à l’écriture, ajoute en entrevue l’exégète. Pourquoi vouer sa vie à la littérature, à écrire des histoires inventées ? Il y a là quelque chose de très irrationnel que tout le monde qui aime lire ou écrire comprend de façon intuitive. Dans les journaux de Tolstoï, j’ai retrouvé pas mal de mes propres ups and downs d’écrivain. Beaucoup d’écrivains connaissent cette pression, cette alternance des bons et des mauvais jours de création. Il y a quelque chose de rassurant à voir un des plus grands écrivains de l’histoire douter de lui-même, surtout à ses débuts. »
Par contre, Antonin Marquis s’intéresse très peu à la mystique de Tolstoï, particulièrement centrale dans sa vieillesse. « S’il fallait mettre des mots sur ma façon de concevoir la transcendance, je dirais que je suis plutôt athée, confie le Québécois dans la trentaine. Le côté religieux de Tolstoï m’intéresse donc peu. »
Game of Thrones
L’essai s’organise autour de courts chapitres rédigés au gré des aléas de la vie courante. La confrontation permet de montrer les difficultés à respecter ses principes, ne serait-ce dans ce cas que de s’adonner à l’écriture alors qu’Il y a tant de possibilités d’y échapper.
« Essayer de tout compartimenter, de tout faire entrer dans un plan bien défini rationnellement, je ne pense pas que ce soit au final la bonne façon de bien vivre. Ça me semble beaucoup plus simple d’accepter le côté échevelé de la vie. Il y a une espèce de contrepoint avec les grandes idées qui nourrit la vie qui nous anime. On est tout le temps en train de préparer un repas, de vider le lave-vaisselle, de jouer aux jeux vidéo. »
Un livre peut aussi offrir une échappatoire pour un autre. Ici c’est A Song of Ice and Fire (ASOIAF, adapté en série sous le titre Game of Thrones) de George R.R. Martin qui sert souvent de tentation. Antonin Marquis assume totalement. Dans l’essai, il va jusqu’à comparer les deux œuvres en qualité comme en quantité.

« La complexité des romans de Martin est impressionnante, écrit-il en faisant les comptes : cinq volumes totalisant 1 746 560 mots et mettant en scène 2007 personnages. En comparaison, La guerre et la paix compte près de 600 000 mots (le nombre exact varie selon les éditions et les traductions) et met en scène 559 personnages. ASOIAF, qui n’est toujours pas terminé, est déjà plus long et compte presque quatre fois plus de personnages que le roman de Tolstoï. »
Le professeur avoue utiliser aussi bien l’un que l’autre écrivain dans ses cours. « Quand j’ai découvert la série de George Martin, j’étais super content. Je l’ai lue en même temps que Tolstoï. J’y ai vu des similitudes et j’ai pris un plaisir intellectuel à comparer les deux. ASOIAF a le mérite d’aider à s’évader et, dans ce sens, aide aussi à mieux vivre. Maintenant, c’est un de mes romans préférés. »
La chasse au loup, qui donne son titre à l’essai, vient d’une scène étrange de La guerre et la paix, qui semble plaquée, sans lien avec le récit principal, dont elle ralentit le rythme. Elle sert ici d’allégorie à une technique d’écriture utilisant la digression pour faire vrai, comme le fait souvent l’essai de M. Marquis quand il raconte une sortie en camping d’hiver par exemple.
« Pour moi, il s’agit d’une des plus belles scènes du roman, justement parce qu’elle raconte un des beaux moments vécus par le personnage de Nicolas, un moment non prémédité. Le bonheur nous est souvent apporté de cette manière, peut-être pas par hasard, disons par un concours de circonstances. J’en ai fait le titre de mon livre parce que la vie est souvent surprenante, et le bonheur y surgit parfois de manière inattendue là où on ne l’attendait pas. »