Les conditions de la dépendance selon Harold Innis

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
La question des tarifs, dont la récente offensive lancée par Donald Trump constitue la dernière manifestation, est au cœur de l’histoire économique au Canada. Harold Innis, l’un des principaux penseurs canadiens de la première moitié du XXe siècle, s’est penché sur cet enjeu aux ramifications profondes. En ces temps présents, que pouvons-nous retenir de son enseignement ?
Né en 1894, Harold Innis s’enrôle au cours de la Première Guerre mondiale où il est blessé à Vimy. Après sa démobilisation, il obtient en 1920 un doctorat en économie politique à l’Université de Chicago, puis rejoint l’Université de Toronto. À une époque où la modélisation déductive domine l’économie, Innis se distingue par sa méfiance envers la spéculation abstraite.
Homme de terrain attaché au service public, il se qualifie lui-même de « sale économiste », pratiquant l’observation minutieuse des réalités économiques et le travail en archives. Cet intérêt pour l’établissement des faits empiriques et l’analyse historique des données qui en sont tirées enfante des études innovantes et solides. Dans The Fur Trade in Canada paru en 1930, puis dans The Cod Fisheries en 1942, il propose la thèse dite des principales ressources, mieux connue sous le nom de la Staples Theory.
Autour d’une ressource de base vouée à l’exportation dans des réseaux nord-sud en Amérique du Nord — les fourrures, la morue, le bois, le blé —, tout un vaste dispositif de règlements, d’institutions et de réseaux de transport se met en place, reliant étroitement les marchés métropolitains aux périphéries afin d’assurer le développement économique.
Innis constate que la dépendance aux ressources de base nécessite de la part des instances politiques au Canada des investissements massifs dans les transports et les infrastructures. Dès lors, cette dépendance suscite des frais généraux élevés et provoque des turbulences lorsque la demande et les prix internationaux s’effondrent.
Déterminisme
Produit des déterminismes géographiques et des rapports sociaux, la dépendance n’est pas optionnelle. Elle est une condition. Témoin de son époque, Harold Innis en est conscient. Il observe l’affaiblissement de l’Empire britannique et l’essor de l’hégémonie américaine. Il constate l’effondrement économique de la Grande Dépression et les tumultes suscités par la Deuxième Guerre mondiale.
Innis sait que les Canadiens ne peuvent se soustraire au joug du présent, celui des contraintes de la géographie, de l’histoire et de la socioéconomie. En tout temps, son diagnostic s’appuie sur des faits, son pronostic est mesuré en se projetant sur le long terme.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
Selon le politologue Daniel Drache, les travaux de Harold Innis fournissent une leçon fondamentale de l’histoire économique. Une économie périphérique trop ouverte expose les entreprises locales à la domination étrangère, tandis qu’une fermeture excessive limite les transferts de technologies et les investissements essentiels aux infrastructures canadiennes.
Ces enjeux sont centraux dans l’élaboration de la politique commerciale canadienne. La « troisième option » des années 1970, qui encadrait les investissements américains et la quête actuelle de chaînes d’approvisionnement sécurisées pour réduire les effets des tarifs douaniers, en témoigne.
Un expédient temporaire
Dès lors, comment financer les immobilisations ? Avant l’avènement d’un État moderne reposant sur un régime efficace d’imposition, la réponse gouvernementale à ce dilemme est celle du recours aux tarifs qui, pour l’économiste et historien, relèvent de l’expédient temporaire, voire de la politique à courte vue.
L’efficacité de la réponse gouvernementale dépend de la conjoncture. Dans Transportation and the Tariff publié en 1946, Innis note que, dès le début du XIXe siècle, la tarification compense le manque de capitaux essentiels à la construction des canaux, puis du chemin de fer.
Si cette option est profitable en période de prospérité, elle impose lors des dépressions un lourd fardeau aux entreprises qui doivent vendre rapidement leur production. Bref, les tarifs présentent une solution de financement à brève échéance, s’adaptant mal aux fluctuations de la conjoncture et s’arrimant difficilement aux politiques fiscale et monétaire.
Pis, cette réponse tarifaire est inéquitable. Dans son analyse critique du rapport Rowell-Sirois en 1940, Harold Innis examine les effets des tarifs douaniers sur l’économie des provinces canadiennes. Il constate que la politique nationale de John A. Macdonald a consolidé depuis 1879 un déséquilibre commercial favorable aux industries de l’acier en Ontario et du charbon en Nouvelle-Écosse, tout en pénalisant d’autres régions.
Selon Innis, le rajustement économique dans les provinces défavorisées fut « extrêmement douloureux », entraînant une pression budgétaire accrue et une frustration politique constante, qui s’exprime notamment avec les revendications contemporaines du « The West wants in ».
Pour corriger ces inégalités, le rapport Rowell-Sirois recommande la création d’un système de péréquation, conçu pour redistribuer les revenus fiscaux et assurer un financement plus équitable des services publics au pays.
Innis reconnaît la nécessité d’un tel mécanisme. Toutefois, il demeure sceptique sur ses effets à long terme : une dépendance aux transferts fédéraux entraverait l’autonomie économique des provinces moins développées. Il prône plutôt des politiques qui stimuleraient le développement d’industries locales adaptées aux besoins régionaux.
Rapports de force
Le recours aux tarifs est préjudiciable dans le contexte nord-américain, où l’un des partenaires commerciaux, les États-Unis, domine. Cette politique est contreproductive, car elle repose sur une méconnaissance des déterminants sociogéographiques, du rôle des émotions et sur une perspective à court terme.
Lorsque Washington adopte cette approche, les effets sont délétères. Innis note en 1937 que l’abrogation du Traité de réciprocité en 1866 a favorisé la migration de travailleurs, de technologies et d’institutions canadiennes vers les États-Unis, y accentuant la concurrence. Pour y remédier, le président William McKinley, objet actuel de l’admiration de Donald Trump, impose des tarifs sur les produits canadiens à la fin des années 1890.
L’économie canadienne en souffre : hostilité envers les Américains, difficultés industrielles et repli obligé sur le marché britannique. En riposte, les provinces imposent des embargos et des tarifs sur le charbon et l’acier. Dès lors, la dépendance canadienne aux États-Unis s’accroît, notamment en matière de transferts technologiques et migratoires. Le peuplement des Prairies s’accélère ainsi, le blé trouvant des débouchés commerciaux au sud de la frontière.
Dans sa conférence Economic Trends in Canadian-American Relations, Innis critique en 1938 les tarifs Smoot-Hawley de 1930. Selon lui, les tarifs exacerbent les conflits commerciaux en reflétant les intérêts d’industries locales comme celles du lait et des produits agricoles, qui sont menacées par la concurrence étrangère.
Influentes à Washington, ces industries exercent une pression politique pour orienter les décisions commerciales, entraînant alors un cycle de représailles. Innis relève que, lançant des tactiques nationalistes à des fins immédiates, le personnel politique canadien est souvent prompt à exploiter l’hostilité envers les États-Unis ou la Grande-Bretagne. En ces circonstances, la maturité et la poursuite des intérêts sur le long terme lui apparaissent préférables, afin « que le Canada [puisse jouer] un rôle dans lequel les coups d’épingle cesseront d’être une politique ».
Si l’étincelle des tarifs allume le sentiment national canadien, il embrase celui des responsables politiques américains. Dans Great Britain, The United States and Canada, une conférence donnée à Nottingham en 1948, le jugement d’Innis sur la politique tarifaire américaine est sans appel : le tarif est un « instrument important de l’impérialisme américain » au même titre que la métaphore du « fardeau de l’homme blanc ».
Professant son adhésion aux principes du libre-échange, l’économiste et historien considère que « les barrières commerciales et les monopoles deviennent des ennemis mortels du capitalisme de la libre entreprise ». Néanmoins, il ne se fait guère d’illusions, la réalité des rapports de force pesant de tout son poids. « Il y a peu de chances que le tarif soit discuté », car « les pays européens ne peuvent espérer avoir beaucoup d’influence sur ce sujet et […] ceux que le tarif protège protégeront le tarif ».
La pertinence du temps
Dans notre monde contemporain où l’impérialisme s’exprime avec toute sa crudité, la lecture d’Harold Innis conserve une certaine actualité. Non pas par son adéquation fidèle au contexte : la situation économique dont il est l’observateur averti n’est pas la même que celle d’aujourd’hui. Sa lecture reste de notre temps par sa pertinence.
Dans An Plea for Time, l’une de ses dernières conférences avant son décès, Innis déplore en 1950 la tendance « à substituer le point de vue politique le plus étroit à toutes les autres façons d’envisager le cours des affaires humaines ».
Fondée sur l’obsession du présent, cette tendance répand « une atmosphère qui altère notre jugement ». Pis encore, « nous assistons à une glorification de la vie de l’instant, sans référence au-delà d’elle-même et sans valeur absolue ou universelle. Cette attitude contemporaine conduit à décourager tout exercice de la volonté ou la croyance dans le pouvoir individuel ».
Pour se prémunir contre cette attitude et pour s’habiliter pleinement comme citoyen, l’économiste et historien plaide pour la prise en compte du temps comme facteur, afin de se doter d’une perspective dans l’étude et la prise de décision. Certes, il nous est impossible d’éviter les préjugés de notre époque, à l’instar de solutions malavisées comme les tarifs, mais nous pouvons en repérer les dangers en nous situant dans le temps. Faisant appel aux Saintes Écritures, la leçon d’Harold Innis devient prémonitoire : « Sans vision, le peuple périt. »
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