Claude Ryan, mon père, cultivait la modération dans tout, même dans les idées

Le 26 janvier marque le centenaire de la naissance du regretté Claude Ryan. Figure intellectuelle, directeur marquant dans l’histoire du Devoir, chef du Parti libéral du Québec (PLQ) et ministre dans les gouvernements Johnson et Bourassa, il a contribué à façonner la société québécoise et ses institutions. Son fils rend aujourd’hui hommage à sa mémoire.
Ce 26 janvier 2025, mon père, Claude Ryan, aurait eu 100 ans. Je me demande ce qu’il penserait de tout ce qui se passe ici et ailleurs. De la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, des changements climatiques, du retour du président Donald Trump, de la crise politique à Ottawa et de l’apparente désorientation du gouvernement du Québec. Mais aussi, plus largement, de l’époque dans laquelle nous vivons, marquée par les conflits, les inégalités sociales, le retour en force de la droite identitaire, la crise des médias, l’ascension fulgurante des oligarques de la désinformation et tant d’autres mouvances angoissantes.
Je me le demande et ça me manque, car j’avais l’habitude, comme tant d’autres, de l’appeler et de le questionner sur une multitude de sujets d’actualité. Je me rappelle souvent ses longs silences du 11 septembre 2001, sans doute motivés par son souhait de prendre le temps de comprendre et d’analyser les ramifications de la tragédie. Je me souviens aussi de sa perplexité, le soir du référendum du 30 octobre 1995, devant la négation de l’existence et des aspirations de la nation québécoise par certains politiciens québécois œuvrant sur la scène fédérale.
Il se laissait aussi émerveiller par certains faits divers, dont ceux nous provenant du baseball, ce sport qu’il suivait encore dans ses dernières années de vie, peut-être nostalgique des étés durant lesquels il vendait du pop-corn au stade De Lorimier, où évoluaient les Royaux. Je me souviens de la joie que nous avons éprouvée en regardant la fin de la partie parfaite de Dennis Martinez en juillet 1991 et de notre admiration des commentaires savoureux du gérant des Expos, Felipe Alou.
Ses réflexions sur les sujets les plus difficiles, partagées de manière parcimonieuse, m’aidaient et m’apaisaient, par leur sagesse, bien sûr, et parce qu’elles n’avaient rien de péremptoire et de définitif. Tout était constamment en mouvement et en évolution, prêt à recevoir une nouvelle impulsion, pour autant qu’elle soit assise sur une réflexion documentée et bien articulée. Les valeurs restaient les mêmes. La façon de les vivre aussi, sobrement, sans excès, la modération dans tout, même dans les idées.
Ces dernières, d’ailleurs, évoluaient lentement et sûrement, au gré des lectures et des événements. Je pense entre autres à nos échanges sur l’essor et la promotion de notre culture et de notre langue, sur la justice sociale, sur la place des jeunes dans la société et sur l’équilibre délicat entre les libertés individuelles et les droits collectifs. Ceux et celles qui ont suivi son parcours intellectuel peuvent témoigner de son souci de demeurer au diapason avec les tendances du temps, sans pour autant les embrasser aveuglément.
Ses vues sur la famille ont ainsi évolué au cours des dernières années de sa vie. D’abord moins sensible à l’éclatement du modèle familial traditionnel, il a intégré progressivement la nouvelle réalité dans son propos et dans ses réflexions, sans doute aidé dans son cheminement par le fait qu’il a lui-même grandi dans une famille monoparentale. Ses nombreuses contributions charitables ne souffraient d’ailleurs d’aucun préjugé, le désir sincère d’aider étant le seul dénominateur commun de ses généreuses donations.
Malgré ses apparences austères et conservatrices, il était profondément libéral. Il avait aussi un très bon sens de l’humour et éclatait parfois d’un rire contagieux qui surprenait ceux qui le connaissaient moins. Mon père n’abandonnait jamais sa liberté de pensée, de conscience, même à l’égard des dogmes de l’Église catholique romaine, à laquelle il était tant attaché. Sur la prêtrise des femmes, il m’a d’ailleurs dit un jour qu’« il [fallait] bien que Jésus soit un homme ou une femme pour être humain », dénonçant du même coup de manière subtile l’hypocrisie du Vatican sur le sujet.
En fait, il se méfiait souverainement de toute forme d’absolutisme, préférant chercher la vérité dans le compromis et la nuance. Sa foi indéfectible et son engagement chrétien n’ont pas souffert de ses interrogations et sont demeurés la pierre angulaire de toute son existence jusqu’à son dernier souffle.
Je ne sais pas ce qu’il penserait de l’époque contemporaine. Je sais cependant ce qu’il conseillerait aux jeunes d’aujourd’hui, car je l’ai entendu le dire à de jeunes diplômés de l’École de technologie supérieure (ETS) lors de sa dernière allocution publique, à l’automne 2003. Il les inviterait à s’informer, à se questionner, à rejeter les solutions faciles, à se forger leur propre opinion et, surtout, à s’engager dans leur collectivité.
Je profite de ce qui aurait été le 100e anniversaire de mon père, Claude Ryan, pour nous inviter en son nom à rejeter l’absolu, à cultiver la nuance et la recherche du compromis, à nous instruire et à nous nourrir des idées des autres dans la formulation de nos opinions et dans l’expression de nos choix.
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