«Mank»: la fête privée de David Fincher

Lorsque Citizen Kane remporta l’Oscar du meilleur scénario, seule victoire du film sur neuf nominations, ni Orson Welles ni Herman J. Mankiewicz, les colistiers, n’étaient présents dans la salle. Derrière le proverbial « empêchement », une profonde inimitié s’était fait jour entre les deux hommes qui ne retravaillèrent jamais ensemble. Réalisé par David Fincher d’après un scénario écrit par feu son père Jack Fincher, Mank prend fait et cause d’une théorie voulant que, contrairement à ce qui est inscrit au générique du chef-d’œuvre, Mankiewicz soit l’unique auteur du scénario, et par surcroît le premier responsable des prouesses narratives inédites dont on donna le crédit à Welles.
Quelques précisions s’imposent. Primo, cette théorie émane de l’essai Raising Kane que pondit en 1971 l’immense critique du New Yorker Pauline Kael. Secundo, et cela fut par la suite démontré hors de tout doute, Kael manqua hélas singulièrement de rigueur (voire d’éthique) en cette occasion. Tertio, le cinéaste Peter Bogdanovich, un proche d’Orson Welles, invalida une à une, preuve à l’appui dans son cas, les prétentions de Pauline Kael dans l’essai The Kane Mutinypublié en 1972 dans Esquire : l’ancienne secrétaire de Welles, Katherine Trosper, y confirme notamment avoir elle-même tapé les nombreux ajouts et modifications du cinéaste dans la version finale du scénario, entre autres constats irréfutables. Encore plus fouillé, l’ouvrage The Making of Citizen Kane, publié en 1985, arrive aux mêmes conclusions.
Pourquoi alors ressusciter cette controverse et s’en servir comme assise d’un film ? Peut-être parce que c’est une excellente histoire, tout simplement. Pour l’anecdote, le scénariste Eric Roth (Forrest Gump, Dune) est repassé sur le scénario à lademande de David Fincher afin d’atténuer un brin la dimension « anti-Welles », mais le parti pris en faveur de Mankiewicz reste évident.
Au fond, est-ce bien important ? Au cinéma ou à la télévision, tout drame biographique ou drame historique ne relève-t-il pas intrinsèquement de la fiction ? Dès lors que l’on comprime les événements de plusieurs années en quelques heures de récit, on compromet les faits : un mémo que le ministre de la Culture britannique n’a manifestement pas reçu en demandant récemment qu’on accole à la série The Crown l’étiquette « œuvre de fiction ». Bref.
Du côté de chez Hearst
Tourné dans un noir et blanc de facture exquise comme une opulente production d’antan (on sait gré à Fincher qu’il ait résisté à la tentation de faire un pastiche de Citizen Kane), Mank tire son titre du surnom du protagoniste, Herman J. Mankiewicz. Scénariste et surtout script doctor, c’est-à-dire spécialiste de la « réparation » de scénarios à problèmes, souvent sans que son nom apparaisse aux génériques, Mank (Gary Oldman, glorieux) arrive au bout du rouleau lorsqu’on fait sa connaissance. Doté d’un esprit vif et d’un sens de la répartie célébrés, il est aussi un alcoolique notoire et ses coups de gueule éthyliques lui ont à ce stade peu ou prou coûté sa carrière.
Mais voici qu’Orson Welles, enfant prodige du théâtre dont l’arrivée triomphale à Hollywood fait grand bruit en plus de soulever le mépris et la jalousie du milieu, l’embauche pour écrire le scénario de ses débuts derrière la caméra. L’une des conditions est de renoncer à l’alcool pour la durée du contrat. Alité pour cause de jambe cassée, Mank est conduit dans une petite villa isolée au milieu du désert en compagnie d’une infirmière (Monika Gossmann, peu de répliques mais de la présence) et d’une secrétaire (Lily Collins, effacée), ne disposant que de quelques semaines pour imaginer un récit.
Le temps passe, l’inspiration ne vient pas, mais la soif, elle, s’intensifie.
Ceci expliquant cela, le scénariste en vient à puiser dans ses propres souvenirs mondains comme invité fréquent du magnat William Randolph Hearst (Charles Dance, impeccable), l’une des principales inspirations du personnage de Charles Foster Kane, et de sa maîtresse Marion Davies (Amanda Seyfried, qui vole la vedette), une actrice à l’origine du personnage de la seconde compagne chanteuse de Kane.
En un ballet savamment chorégraphié par David Fincher et son monteur fréquent Kirk Baxter, le film déploie son ample trame narrative au gré de moult retours en arrière. Ample, car Mank se veut autant une célébration d’Herman J. Mankiewicz qu’un survol du quotidien des studios durant l’âge d’or hollywoodien, volet fascinant s’il en est. Presque le tiers de l’intrigue est en outre consacré à l’élection pour le poste de gouverneur de Californie tenue en 1934, en pleine Dépression, et l’une des plus contestées de l’histoire américaine.
On y assiste, en substance, à l’élaboration de fake news de propagande par le studio MGM et son patron Louis B. Mayer en faveur du candidat républicain Frank Merriam contre l’auteur et ancien socialiste Upton Sinclair, à la consternation du pourtant cynique Mankiewicz.
Ode aux scénaristes
À cet égard, il ne s’agit là que d’une infime fraction de la quantité de noms que balance le film. Que plusieurs publications anglo-saxonnes aient jugé utile de publier, hormis une remise en contexte comme celle qui ouvre cette critique-ci, des articles expliquant « qui est qui » (au Québec, le collègue Marc-André Lussier propose un excellent récapitulatif dans La Presse) est symptomatique, d’une part, de l’enthousiasme que soulève le film chez les spectateurs férus d’histoire du cinéma, mais également, d’autre part, d’une possible crainte que le « cinéphile lambda » se sente parfois un peu perdu.
On a par moments — par moments seulement — l’impression que le film, satisfait qu’il est de sa propre cinéphilie, en oublie le public, qui dès lors pourra éprouver le sentiment d’avoir été parachuté dans une fête privée où il ne connaît pas un chat. C’est intermittent, diffus, et à vrai dire peut-être injuste envers le film de Fincher, mais voilà, il est des passages où le film semble se complaire dans son savoir et où, en conséquence, le souffle narratif pâtit.
Par exemple, il est évident que le cinéaste cherche à dire quelque chose sur la politique actuelle à la lumière de celle du passé. Or, une fois la démonstration faite (avec culmination lors d’une scène de repas inoubliable chez Hearst), on insiste, on appuie, cette intrigue secondaire menaçant alors de devenir la principale.
Toutefois, le film est à son plus passionnant lorsqu’il s’en tient aux aléas professionnels et personnels du protagoniste présenté comme un antihéros mais élevé, graduellement, au rang de héros. Au fond, cet hommage senti à Herman J. Mankiewicz en est un, par extension, au métier trop souvent mésestimé de scénariste. C’est dire qu’en filigrane, David Fincher rend aussi hommage à son père, malmené en son temps par l’industrie. D’où cette ferveur et surtout cette émotion, rare dans le cinéma d’habitude brillamment détaché du cinéaste, présentes de bout en bout. Un très, très bon film, mais pas l’œuvre grandiose attendue.