La libération, à tout prix

Réjouissances et exultation dans les rues de Syrie et ailleurs dans le monde en fin de semaine : voilà ce que provoque la chute d’un régime de terreur mené pendant un demi-siècle par les al-Assad père et fils. Des centaines de milliers de Syriens y ont laissé leur liberté, mais aussi leur vie. Le renversement éclair du dictateur Bachar al-Assad, sinistre fabulateur d’atrocités commises sur sa propre population depuis le début des années 2000, signe le retour d’un certain espoir. On ne peut reprocher au peuple libéré de célébrer une perspective d’espérance, mais aux mains de rebelles islamistes, quelle forme de liberté goûtera-t-il vraiment ?

Après plus de 50 années de gouvernance empreintes de violations de tous les droits — humains, économiques, sociaux —, le contraste qu’a offert la foudroyante chute du régime de Bachar al-Assad dimanche était vif. Il aura fallu un peu plus d’une semaine pour que les rebelles regroupés sous le commandement du groupe militant islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) viennent à bout d’un gouvernement visiblement affaibli et déserté par ses alliés de longue date. Le monde entier est interloqué par cette débâcle abrupte.

Plusieurs facteurs l’expliqueraient : les fidèles partenaires d’al-Assad que sont la Russie et l’Iran sont soit distraits par des conflits qui les occupent ailleurs, soit affaiblis à la suite de rebuffades essuyées récemment. La géopolitique n’a pas joué en faveur d’al-Assad, isolé par ailleurs en raison du déclin de ses propres forces intérieures. Au gré des jours qui passaient, les principales villes syriennes ont été saisies par les rebelles de HTC, ce qui a forcé les forces syriennes à battre en retraite. L’organisation fine des troupes rebelles a fait discordance avec l’affaiblissement du régime syrien, battu en brèche.

Pendant que les statues sont déboulonnées, et les portraits de Bachar al-Assad piétinés par une foule en liesse, on a vu les rebelles investir d’abord et avant tout les prisons, afin d’en libérer les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants faits prisonniers par le régime. Dimanche, les forces rebelles ont pris la prison de Saydnaya, au nord de la capitale, Damas, pour en libérer des détenus ayant fort certainement subi des atrocités. Si cette prison, l’un des centres de détention parmi les pires au monde, est prise par les rebelles islamistes plutôt que le palais du président, c’est qu’elle incarne la barbarie du dictateur. Y ont été enfermés tous les représentants jugés hostiles à l’État : des islamistes, des Kurdes, des démocrates, des journalistes, des étudiants, tous majoritairement issus de la population civile. Les tortures infligées aux prisonniers dépassent l’entendement, et plusieurs en décèdent.

L’effervescence ressentie par les citoyens libérés du régime sanglant de Bachar al-Assad, apparemment en exil en Russie, n’est que le reflet d’atroces décennies de répression féroce. Déjà, le monde s’inquiète : comment exulter d’avoir été libérés par un groupuscule islamiste associé dans ses années de fondation au réseau terroriste islamiste al-Qaïda ? Le Canada, à l’instar du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) et des États-Unis, a inscrit en 2013 le groupe HTC sur sa liste des entités terroristes du Code criminel. Il décrit HTC comme « un groupe islamique […] dont les objectifs sont prétendument le renversement du régime du président Bachar al-Assad en Syrie, suivi par la création d’un État islamique sous la loi islamique, la charia ».

Ce groupe, détaché d’al-Qaïda depuis 2016, a plusieurs attentats à son actif en Syrie, dont certains ont mené à la mort de civils. Bien que son chef, Abou Mohammad al-Jolani, ait adopté récemment un discours plus modéré peut-être pour arriver à ses fins, rien ne certifie qu’il a mis de côté ses valeurs rigoristes et que la Syrie ne pourrait pas basculer dans un régime mené par les calomnies généralement associées à l’extrémisme religieux. En Libye, la chute de Mouammar Kadhafi, en 2011, n’a pas effacé le chaos politique, loin de là. En Irak, le renversement de Saddam Hussein a permis au groupe djihadiste État islamique de se désigner comme un gouvernement légitime pendant un certain temps. Les réjouissances ne seront peut-être pas de longue durée.

Même si on ne sait pas de quoi sera forgé l’avenir syrien sous la houlette islamiste, il est permis d’espérer le retour à des conditions de vie ne frôlant pas la catastrophe humanitaire, et c’est cela que le peuple célèbre — on ne peut pas l’en blâmer. Les conflits qui ont eu cours en Syrie depuis le 28 novembre ont forcé le déplacement d’un million de personnes, estime l’ONU, dont plusieurs dizaines de milliers pour une seconde fois depuis le déclenchement d’une interminable guerre civile en 2011. Le pays est gangrené par une crise économique et des cycles répétés des pires violences. Les dirigeants du régime meurtrier d’al-Assad doivent être jugés dans les instances appropriées. Et les nouveaux dirigeants surveillés de près afin qu’ils n’imposent pas un nouveau joug à une population syrienne enfin libérée de ses chaînes.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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