La zone d’intérêt

Non, je ne suis pas malade. Merci d’avoir demandé. Je n’ai pas écrit la semaine dernière, et vous avez été nombreux à vous enquérir de mon état de santé. Il est touchant de ressentir quelque chose de ce lien qui se tisse, au fil des mots et des mois, entre nous, ce lien qui vous fait m’écrire si je m’absente de vos lundis, qui me fait vous répondre « non, je ne suis pas malade, j’ai fait une pause ».

Je ne savais faire autrement, pour tout vous dire.

Parfois, le silence est la seule possibilité qui s’offre à moi pour survivre aux choses. Et des choses, il y en avait trop. De ces choses qui ne se placent pas en une enfilade de mots qui leur donneraient un sens, qui diraient autre chose que « non, ce n’est pas possible ». Les jours suivant le 20, j’ai été littéralement submergée par ce janvier qui n’en finissait plus de virer au noir, après avoir été aussi bleu que ma mélancolie pouvait le lui permettre.

Mais le noir, c’est autre chose, et celui-là était trop profond pour que je puisse y ajouter de mes paroles.

Ces jours-là ont glissé sur moi telles des réminiscences, les idées se formant en moi de manière fragmentaire, morcelée, comme lors des grandes sidérations.

Il n’y avait que réminiscences en moi lorsque, plusieurs fois par jour, en lisant les nouvelles, je prenais ma tête entre mes mains, retenant faussement de ces larmes qui ne viendraient pas de toute façon, refusant elles aussi d’y croire.

Il n’y avait que réminiscences en moi lorsque mon cœur se fracassait sur chacun des décrets, devant les images contemporaines qui se mêlaient à celles du passé, les images de milliers de gens dont les existences seraient définitivement déviées, brimées, annihilées, par celui qui venait de s’installer au rebord du monde pour y cracher de son mépris, de sa haine, de sa fureur.

Il n’y avait que réminiscences en moi, oui, parce que c’est bien le mot employé par Freud, qu’il empruntait à Platon, pour désigner ces restes épars de sensations et d’images qui prennent la psyché d’assaut lorsque celle-ci a été traumatisée. Comme un rappel de ce qui n’a pas encore été digéré, parce que relevant du domaine de l’indicible, la réminiscence agit comme une invitation, par le souffrant, à poser du sens, par le langage, là où il n’y a que douleur, sidération et absence de représentations pour le dire. Pour Platon, la réminiscence désignait le rappel d’un état passé où l’âme avait eu un contact direct avec les Idées.

Dans l’histoire intime d’une personne, les réminiscences surgissent par des bribes de sensations douloureuses, qui traversent les barrières dissociatives pour réclamer quelque chose comme « Il faut dire ce qui nous est arrivé ». La psychothérapie, au fond, n’est souvent qu’une vaste entreprise de soutien de cette mise en langage de ce qui cherche à se digérer par la parole. Les choses dites, nommées, accueillies, légitimées, entendues, comprises, c’est bien connu, font moins mal, même si elles restent telles quelles. Nous ne changeons pas notre passé, mais nous apprenons à habiter le récit de cette histoire au « Je », en tant que sujet de cette narration.

Dans la grande Histoire, depuis le 20 janvier, je nous sens en proie aux réminiscences.

Alors, non, je n’arrivais pas à écrire une chronique le 27 janvier, jour de la commémoration de la libération d’Auschwitz, alors que tous les mots me semblaient morts avant que de naître, dévidés de leur substance, devant l’horreur de ce qui a été, et le formidable échec de notre société, à éviter de la répéter, encore et encore. Ce jour-là, je n’étais pas malade, non, mais j’étais « dysfonctionnelle », comme notre société aime bien désigner toute personne habitée de sa sensibilité d’une manière qui l’empêche de prendre part à la vaste course performative et économique du vivant.

Je n’ai pas écrit parce que je n’avais pas de mots devant Gaza, et que je n’avais pas davantage de mots devant l’ignorance, le déni de la violence qui lui est offerte. Je n’ai pas écrit parce que je n’avais pas de mots devant l’expansion territoriale, le démantèlement des mesures protectrices de l’environnement, la négation des réalités des personnes trans, Guantánamo, la militarisation des frontières, les mesures antiavortement, le salut nazi, la négation du salut nazi.

Je n’avais pas de mots, alors j’ai regardé le radar culturel me révéler ce qu’il me révèle toujours, c’est-à-dire, le lieu exact où la psyché collective se trouve, à digérer encore l’indigeste de son histoire et à élaborer aussi ce qui n’est pas encore advenu. J’ai regardé là où l’humanité existe encore : The Brutalist, La plus précieuse des marchandises, Une vraie douleur, et encore, La zone d’intérêt, m’ont raconté mon monde, tel qu’il est, encore aujourd’hui et si près de nous, demain.

Je n’avais pas de mots, alors j’ai fait silence. Et la porosité de la clinique, ce lieu où les êtres sensibles viennent aussi tenter de dire, a été tout abîmée par ce monde qui entrait par toutes les fenêtres pourtant fermées, se superposant au froid de janvier, nous faisant éprouver quelque chose de l’absurdité profonde de l’existence. Et, ensemble, nous avons fait silence, pour constater l’état des choses ; pour ne pas recouvrir de bruits, de mots, d’images ou d’activités inutiles tout ce que nous captons très bien, de l’autre côté du mur mitoyen à l’horreur. Comme dans le film, nous avons regardé la cendre tomber, se mêler aux peaux de lièvre de la neige, nous avons ressenti le feu, regardé la fureur dans les yeux et ressenti la honte de notre impuissance, celle que nous percevons très bien, bien au chaud dans notre zone d’intérêt.

J’ai relu Levinas, dont nous avons tous tant besoin encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, dirais-je. Et j’ai fait une pause. Je ne sais pas comment j’arriverai à habiter ce monde en préservant ma sensibilité, en continuant d’y croire, en trouvant du sens à m’agiter autant, à consommer, à acheter des choses pour mes enfants, à leur imaginer un avenir où ils devront aussi composer avec l’histoire qui s’écrit aujourd’hui. Je pense à mes grands-parents, et surtout à ma grand-mère française, fille de résistants, qui m’avait dit : « Tu sais, la façon dont les gens ont agi pendant ces six années, ça les a suivis le reste de leur vie, et ça a suivi aussi leurs descendants. »

Je ne suis pas malade, non, je ne suis qu’un être humain, vivant dans notre monde, et qui refuse de l’habiter comme dans une zone d’intérêt.

Il se pourrait que je fasse des pauses. Si vous ne me trouvez pas dans vos lundis, faites silence avec moi. Regardez la cendre tomber, écoutez les bruits et, si vous vous sentez courageux, la nuit, allez porter des pommes tout près des baraquements.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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