Y a les mots
Je retombe sur mes pattes après le Salon du livre de Montréal, galvanisée par les rencontres que j’y ai faites avec plusieurs d’entre vous, lectrices et lecteurs du Devoir — c’est un vrai plaisir d’apprendre à vous connaître. L’écrivain Alberto Manguel disait que la littérature advient là où le texte rejoint le lecteur, dans ce contact dynamique, cette connexion entre les yeux du lecteur et le papier sur lequel dansent les mots imprimés. Il y avait de cette électricité-là partout dans les allées bondées du Palais des congrès en fin de semaine.
En repartant dimanche soir alors que le démontage battait son plein, dans le métro parmi les passagers aux bras chargés de sacs lourds, les regardant jubiler, plonger sans attendre le nez dans un roman, un essai, un recueil de poésie, je me suis rappelé un constat que je fais régulièrement : écrire rend puissant, lire aussi. Les mots qu’on prend la peine d’écrire et de lire ouvrent des perspectives, assouplissent des rigidités, dérangent, renseignent, émerveillent et procurent du plaisir. Mais plus encore, ils rendent plus libre et — j’ose l’écrire — changent le monde.
J’ai participé dimanche en compagnie d’Élise Turcotte, d’Alex Viens, de Pierre-Yves Villeneuve et de Félix Villeneuve à Livres comme l’air, un événement organisé par Amnistie internationale, qui met en lumière le sort d’écrivains emprisonnés ou persécutés pour leurs écrits.
On m’a jumelée à Étienne Fakaba Sissoko, détenu à la prison de Kéniéroba, au Mali, à 65 kilomètres au sud de Bamako, pour atteinte au crédit de l’État après la publication en 2023 aux éditions L’Harmattan d’un essai intitulé Propagande, agitation, harcèlement. La communication gouvernementale pendant la transition au Mali.
Étienne Fakaba Sissoko est économiste, chercheur et professeur à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Bamako. Il a été conseiller d’Ibrahim Boubacar Keïta, le président renversé par la junte militaire, et analyste de la Mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali.
C’est l’une des rares voix à avoir osé s’élever, à avoir tenté, courageusement, de se faire entendre dans son pays et cela lui vaut d’être emprisonné depuis la fin mars. En mai dernier, on l’a condamné à deux ans de prison et à une amende de 3 millions de francs CFA (environ 6800 de dollars). Cet homme de 41 ans est marié et père de trois enfants. Ses conditions de santé rendent sa détention encore plus pénible. Je devine que sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis, ses étudiants, ses collègues le réclament. Son pays aussi a besoin de lui et de la force vive de ses idées. Sa place n’est pas derrière les barreaux ; elle est dans une classe, devant la page blanche et avec sa famille.
Ces dernières années, le rétrécissement de l’espace civique au Mali a été marqué par des violations de la liberté d’expression et du droit à l’information. Le pays est gouverné depuis trois ans par des militaires qui ont pris le pouvoir en évinçant le gouvernement démocratiquement élu. En gros, Étienne Fakaba Sissoko a dénoncé la propagande et la désinformation qui teintent l’actuelle campagne de communication des autorités au pouvoir. Pour cela, il a tout l’appui d’une communauté d’écrivains et de lecteurs, dont je fais partie.
L’auteur, intellectuel et professeur aurait eu sa place parmi nous, et c’est pourquoi nous avons gardé une chaise vide à son intention et à celle d’autres écrivains qui sont dans la même situation révoltante. Nous avons pensé à eux, à elles, veillé sur leurs idées, et demandé qu’on leur permette de redevenir les femmes de lettres et hommes d’idées qu’ils sont, les humains libres qu’ils ont le droit de continuer à être.
On tend à oublier, parce que nous vivons dans un pays où la liberté d’expression est parfois tenue pour acquise, à quel point c’est précieux. Des gens qui n’ont rien de bien édifiant à exprimer le font pourtant sur toutes les tribunes sans avoir à s’inquiéter. Noyés dans ce concert de voix, nous perdons de vue l’importance que cela revêt de pouvoir prendre la parole ou la plume pour nommer ce qui doit changer, dénoncer les excès, et faire éclater la vérité. Et même quand cette cacophonie devient étourdissante, elle a lieu d’être parce que les idées, les opinions et les voix doivent circuler, ne pas rester emprisonnées dans la tête de ceux que l’on condamne pour leur vision informée de situations politiques inacceptables.
Chaque année, la campagne Écrire, ça libère !, d’Amnistie internationale, mobilise des milliers de personnes pour soutenir des individus dont les droits sont bafoués partout dans le monde, par le biais de diverses actions. En signant des pétitions pour demander leur libération, en rédigeant des cartes de soutien, en participant à des événements comme le Grand marathon d’écriture 2024 qui aura lieu le samedi 7 décembre à la Maison du développement durable et dans l’entrée du Central, à Montréal, et un peu partout au Québec, à Rimouski, à Trois-Rivières, à Saint-Lambert, etc., on peut agir.
Nos actions ont un réel effet pour les personnes défendues. Les lettres ne se perdent pas. Elles sont traduites lorsque nécessaire puis acheminées aux écrivains emprisonnés. Grâce à l’engagement des sympathisants, plus de 75 % des cas pour lesquels des lettres ont été envoyées entre 2000 et 2020 ont abouti à des libérations. Depuis le lancement de la campagne, 127 individus ont retrouvé leur liberté. Dimanche, on a appris avec joie et émotion la libération du poète kurde İlhan Sami Çomak après plus de 30 ans de détention.
J’écris cette chronique sur le poids des mots dits, échangés, écrits et lus avec la chanson Y a les mots de Francine Raymond en tête. Je conclus en la laissant nous éclabousser de sa lumière : « Dans tous ces mots qui m’entourent et m’appellent / J’entends des enfants jouer dans la ruelle / Je vois des ponts bâtis au bout des hommes / Au bout des chaînes là où y a les mots ».
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.