Vivre avec Tolstoï
Je suis un lecteur de Tolstoï (1828-1910). Je ne fréquente pas ses cathédrales littéraires que sont La guerre et la paix et Anna Karénine, que je me suis contenté de voir à la télé ou au cinéma. De nature impatiente, je m’ennuie rapidement dans ces fresques se déployant sur des milliers de pages. Je lis donc plutôt les nouvelles du grand écrivain russe. La mort d’Ivan Ilitch, La tempête de neige, Lucerne et Le cheval comptent parmi mes préférées.
J’aime, chez Tolstoï, le mélange de l’art narratif et du propos philosophique. Ses récits ont tous une portée éthique qui traite de questions fondamentales : qu’est-ce que bien vivre ? Le bonheur est-il possible ?
Tolstoï, à l’évidence, est influencé par Jean-Jacques Rousseau. La nature, pour lui, nous branche sur l’essentiel, la société corrompt la part spirituelle en nous et les gens simples sont plus près de la vérité que les savants et les pédants.
Le romancier, en même temps, redoute le romantisme gnangnan. « Ils disent, écrit-il dans son journal en 1851, qu’en regardant une belle nature des pensées viennent sur la grandeur de Dieu, sur le néant de l’homme ; les amoureux voient dans l’eau l’image de l’aimée. […] Comment de telles pensées peuvent-elles venir ? Il faut se forcer pour se mettre dans la tête pareilles inepties. »
L’essayiste Antonin Marquis tire une conclusion de cette pensée contradictoire. Dans sa vie, note-t-il, Tolstoï aspire à une sorte de perfection morale. Dans son œuvre, en revanche, « il représente des humains faibles et vulnérables, tels qu’ils sont en réalité ». Tolstoï, continue Marquis, est animé par la quête de l’idylle, que Kundera définit comme « l’état du monde d’avant le premier conflit », mais son travail littéraire le force à en rabattre et à conclure que la vie tient plus de l’aventure chaotique que de la « fusion avec l’Être universel ».
Marquis développe ces idées dans La chasse au loup (Nota bene, 2025, 246 pages), un essai très original dans lequel l’œuvre de Tolstoï, plus particulièrement son journal personnel et son roman La guerre et la paix, sert de guide au jeune écrivain québécois qui se pose les mêmes questions que son illustre devancier sur le sens de la vie, sur la nature du bonheur et sur la valeur d’une vie consacrée à la littérature. Tolstoï, dans ce livre, est comme un sage ami qui accompagne celui qui aspire à la vie bonne.
Dans sa lettre aux Romains, Paul de Tarse formulait une vérité qui déchire le cœur des humains depuis les commencements. « Je découvre donc, écrit-il, ce principe : moi qui veux faire le bien, je suis seulement capable de faire le mal. »
Marquis retrouve, chez Tolstoï et chez lui, une semblable rupture intérieure : tous deux veulent mieux vivre, « devenir une bonne personne », réfléchissent aux règles nécessaires pour y parvenir, mais constatent leur incapacité à respecter ce programme. Convenons que cette épreuve est universelle.
Bien vivre, pour Tolstoï, ça voudrait dire en finir avec la vie de débauché de sa jeunesse pour se mettre au service de l’humanité et des grandes idées. Pour Marquis, ça signifie se consacrer plus sérieusement à son œuvre littéraire, mieux respecter ses convictions d’universitaire de gauche et être plus attentif aux besoins de ses proches. Pour nous tous, enfin, ça veut dire, en gros, faire le bien et être heureux. Nous y arrivons difficilement.
Schopenhauer, que Tolstoï découvre en 1869 et lit avec passion parce qu’il se reconnaît dans le propos, explique cette épreuve par la présence en nous de deux principes simultanément actifs : la volonté, c’est-à-dire des désirs puissants qui s’imposent à nous — désirs de nourriture, de sexe, de possessions matérielles, d’une position sociale —, et l’intellect, c’est-à-dire la faculté de jugement, qui oriente la volonté et, à un niveau supérieur, jette un regard critique sur elle, sans pour autant parvenir à la soumettre. C’est là, en résumé, le fardeau de tout être humain habité par des intentions morales.
La raison, en effet, n’est pas toute-puissante. Elle nous fait rechercher la sagesse, ou l’idylle, mais la vie, comme le montre La guerre et la paix, portée par les ailes du désir, par la volonté schopenhauerienne, demeure essentiellement chaotique, ce qui ne veut pas dire sans moments de grâce.
Avec Tolstoï, Marquis finit par conclure que « le bonheur ici-bas est possible, mais [qu’]il s’accompagne d’une nostalgie pour un autre bonheur, divin celui-là, qu’on sait hors d’atteinte, mais dont on ne peut s’empêcher de rêver ».
C’est la leçon de Tolstoï. La vie et les gens ne correspondent pas souvent à nos raisonnements, sont toujours un peu décevants pour le philosophe, mais sont beaux pour le romancier qui accepte de se pencher avec une intuition attentive sur le désordre de l’expérience humaine, où la guerre et la paix cohabitent.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.