Les vierges offensées
« Cachez ce sein que je ne saurais voir. » La phrase pourrait avoir été écrite la semaine dernière tant elle caractérise nos élites. Dans cette réplique du Tartuffe de Molière, notre faux dévot fait mine de paraître outragé à la vue des atours de Dorine exactement comme ceux qui, outragés par une réalité qui leur déplaît, quittent en panique depuis quelques semaines le réseau X. À l’approche de la prestation de serment de Donald Trump, une ribambelle de stars américaines, de clubs de soccer allemands, d’institutions publiques, de journaux et de députés de gauche ont clamé haut et fort que, depuis qu’Elon Musk en était le propriétaire, ce réseau était devenu « toxique », comme le veut le vocabulaire à la mode.
En France, des titres aussi réputés que Le Monde et Ouest-France ont déchiré leur chemise sur l’autel de la liberté d’expression. Certes, il y a dans ces annonces plus de gesticulations que de réalité. Elles n’en révèlent pas moins une mentalité qui supporte de moins en moins les opinions dissidentes. Comme si nos élites préféraient vivre entre elles, à l’abri de la réalité, plutôt que d’affronter ces agoras publiques que sont devenus les réseaux sociaux, qu’on les aime ou pas.
On comprend leur effarement devant un paysage médiatique où la censure semble battre de l’aile. Après X qui a réintégré Donald Trump, n’est-ce pas ce qu’exprimait la décision de Mark Zuckerberg d’en finir avec les fact checkers ? Leur véritable fonction, avoue le patron de Facebook, étant de « bloquer les opinions et d’exclure les personnes ayant des idées différentes ». Renouant avec l’esprit du premier amendement de la Constitution américaine, le magnat de l’information entend « supprimer un tas de restrictions », notamment « sur l’immigration et le genre », sujets sur lesquels celui qui osait heurter certaines sensibilités était mis à l’index.
Qu’il faille faire respecter les lois sur Internet comme ailleurs, rien de plus normal. Une étude du think tank The Future of Free Speech a cependant démontré que l’écrasante majorité (entre 87 % et 99 %) des contenus censurés en France, en Allemagne et en Suède n’enfreignait aucune loi. Selon l’enquête, 56 % des commentaires supprimés n’étaient ni choquants, ni offensants, ni haineux. Pas surprenant que, selon un sondage du Cato Institute, l’autocensure soit en hausse aux États-Unis. En passant, le droit de « choquer » n’est-il pas inhérent au débat démocratique ?
Comme l’affirmait Zuckerberg, depuis des années l’Union européenne ne cesse de légiférer contre la liberté d’expression. Or, ces lois vont bien au-delà de la nécessaire protection des mineurs ou de la lutte contre le terrorisme. L’ancien commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton ne s’en cachait pas et revendiquait « une définition large de la notion de contenu illicite ».
En France, depuis 30 ans, la multiplication des lois mémorielles a ouvert la voie à des mesures de plus en plus liberticides. La « haine en ligne » est devenue un véritable fourre-tout. On ne calcule plus le nombre de personnes dont les comptes ont été suspendus pour avoir osé établir un lien entre l’immigration et l’insécurité. En 2020, Instagram avait spontanément censuré les caricatures de Mahomet (avant de se raviser).
Auteur d’une histoire de la liberté d’expression, le juriste danois Jacob Mchangama n’hésite pas à attribuer cette censure à une véritable « panique des élites ». Au Royaume-Uni, rediffuser une fausse information peut vous valoir six mois de prison. En France, la féministe Marguerite Stern a été censurée à plusieurs reprises pour avoir rappelé une idée qui a pourtant fait l’unanimité depuis que le monde est monde, à savoir que « les hommes ne peuvent pas devenir des femmes même s’ils mettent des jupes ». On a même vu des militants homosexuels suspendus pour avoir utilisé le mot « pédé ».
À moins de considérer les citoyens comme des abrutis manipulables à souhait, il est simpliste d’imputer les récentes émeutes britanniques aux seules fake news, ce genre d’émeutes largement dirigées contre l’immigration massive n’ayant pas attendu Internet pour exister. La réélection de Donald Trump avec une majorité renforcée a démontré l’ineptie des thèses qui attribuaient son élection en 2016 à l’ingérence russe. Certaines études tendent même à prouver que, sans la COVID-19, il aurait été réélu en 2020.
Pas besoin de jouer les vierges offensées. Les fake news n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour exister. La nouvelle selon laquelle le cyclone à Mayotte a fait des milliers de morts est devenue un « cas d’école de désinformation », écrit le quotidien L’Opinion. Un mois plus tard, on ne recense qu’une quarantaine de morts ! Or, cette nouvelle a été véhiculée par des médias tout ce qu’il y a de plus respectables. Il n’a été besoin d’aucun réseau social pour que des médias respectés nous expliquent pendant quatre ans que Joe Biden ne souffrait d’aucun déficit cognitif. On pourrait multiplier ces exemples qui expliquent largement la désaffection des lecteurs pour la presse traditionnelle.
La censure ne peut que favoriser les théories du complot. Seule la pluralité des sources garantit la liberté d’expression. Mieux vaudrait s’inquiéter de la situation de monopole de certains de ces réseaux, de leur manque de transparence, et réfléchir à la levée de l’anonymat (même partiel) sur Internet. N’est-il pas normal d’assumer ouvertement ses opinions, comme il est interdit de manifester cagoulé en France?
Quant à ces élites qui poussent les hauts cris en s’exclamant « cachez cette réalité que je ne saurais voir », mieux vaut en rire, comme faisait Molière.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.