Tu me fais tourner la tête

La cheffe bartendresse Sabrina Touzel, entre ravissement et gastronomie liquide, au restaurant Foxy
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La cheffe bartendresse Sabrina Touzel, entre ravissement et gastronomie liquide, au restaurant Foxy

Oubliez le vieux barman désabusé à qui on réclamait un « Side car » (jus de citron, curaçao, triple sec et brandy, au shaker), un dernier pour la route. Le métier a bien évolué depuis Sinatra et One for my Baby.

S’il n’y a pas si longtemps, on conseillait un resto pour sortir, aujourd’hui, c’est aussi le bar et son mixologue qui font la renommée d’une adresse. Ce sont les genius loci, l’esprit protecteur du lieu, à la fois alchimistes, sorciers des fluides, parfois jongleurs, parfois jokers.

Derrière leur comptoir où se cache l’eau-de-vie, on vient admirer leur maestria, sollicitant tous les sens. La mixologie, à cheval sur la gastronomie, la magie et l’ivresse de séduire, fait parler d’elle depuis plus d’une dizaine d’années, mais elle est désormais intégrée dans la grande famille de l’expérience de restauration, surtout depuis la pandémie.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Un cocktail «Pepino Fresco» préparé par Sabrina Touzel

Non seulement la mixologie est une science, mais c’est aussi un art liquide qui se maîtrise à la force des biceps et de l’imagination, qui intègre le zéro déchet et le produit local.

Sabrina Touzel est « cheffe bartendresse » au restaurant Foxy dans Griffintown. « Barmaid, on dirait une servante ! » lance cette étincelante rousse cuivrée (« Florence », no 48 L’Oréal) de 31 ans, reconnue dans le milieu de la mixologie. Sa patronne, surnommée « la sommelière des sommeliers » montréalais, Véronique Dalle, l’a embauchée il y a cinq ans. Normalement, ces deux univers cohabitent avec un léger dédain et ne « mixent » pas, même avec un sirop simple.

« Nous avons beaucoup de chance de l’avoir, me souligne Véronique. Sabrina nous instruit. Je suis heureuse de lui offrir cette plateforme. » Sabrina négocie également son espace en cuisine, car elle utilise le four à bois pour élaborer son sel de charbon ou ses cendres de maïs (un délice sucré fait de maïs grillé et déshydraté). « Mon style, c’est farm to glass, de la ferme au verre. J’aime le côté légumes davantage que le fruit. » Et un peu de zeste sur le pied du verre, pour ensorceler notre nez.

I like to have a martini, two at the very most. After three I’m under the table, after four I’m under my host.

De l’art à l’once

Sabrina élabore sa carte saisonnière en fonction des plats du chef. Parfois, un cinq services sera assorti de cinq cocktails (des demis, pour tenir le coup). Son « New Delhi » à base de vodka, de gingembre, de garam masala, de lime, clarifié à la crème de noix de coco est un voyage à lui seul au pays du cari. Son « Clara » réunit mezcal, poivron grillé passé à l’extracteur, très fumé avec une touche de yuzu et fruits de la passion. De l’umami dans un verre. Elle travaille avec la cuisson sous vide et utilise de l’agar-agar pour préparer ses yogourts qui serviront à la clarification : « Ça assouplit les saveurs et préserve les extractions de légumes. » L’été, elle utilisera des retailles de cosses de pois de la cuisine dans l’extracteur avec du sirop de concombre, du gin, de la chartreuse. « C’est délicieux avec des crudités. »

Elle prépare aussi sa liqueur au chocolat Valrhona (le p’tit Jésus en culottes de velours). « La cuisine conserve le gras du chocolat et l’utilise en tartelettes. »

Elle intègre la même créativité dans ses mocktails, loin d’être des jus trop chers. « Mon père n’a jamais bu de sa vie et ma mère, à peine. » Elle s’intéresse au mouvement « sober curious » ou aux cocktails « low ABV, alcool by volume ». « Ça permet de passer plus de temps avec ses amis sans être paf ! » dit la bartendresse. Dans le métier, certains peuvent ingurgiter jusqu’à 100 consommations par… semaine. « C’est facile de développer une dépendance. Si tu ne te gères pas, ça n’ira pas bien », conclut Sabrina, qui observe aussi que ce milieu très macho se féminise. « J’ai travaillé en Australie et au Vietnam ; c’est très sexiste. On entend souvent : t’es bonne pour une fille ! »

Le cocktail « Colin Boréal » de Sabrina

  • 2 oz gin Tanqueray
  • 1 oz lime
  • ¾ oz sirop simple
  • Shaker et filtrer dans un verre highball avec la bière d’épinette Henri Soda
  • Garnir avec une branche d’épinette

Son collègue Jacques Barneto, du Projet Pilote sur Le Plateau-Mont-Royal, évolue, lui, dans l’un de mes bars préférés, une mini distillerie-microbrasserie qui lui permet d’élaborer ses propres hydrolats sans alcool en plus du gin et des bières créés sur place. Son hydrolat « L’hiver » est parfumé au gingembre et à l’anis étoilé, mais infusé à chaud de piment flaming flare qui donne une chaleur comparable à celle de l’alcool. « J’en avais marre des Virgin mojitos ! » Et même l’effet placebo fonctionne.

Être barman c’est être chimiste et psychologue

Du festif gourmand

À 26 ans, ce jeune Français, débarqué au Québec il y a deux ans, est une bible des accords de saveur, combinant cumin et cerise ou créant un « Old Fashioned » forestier au sapin, girofle et champignon. Derrière son bar, plus de 300 « références » (alcools), plus d’une centaine de teintures maison et 22 vaporisateurs issus d’une redistillation pour parfumer un verre comme touche finale. Pschhhhhh !

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Le «bartender» Jacques Barneto jumelle l’art de la mixologie à celui du spectacle derrière le bar de la microdistillerie Projet Pilote.

Ce chimiste autodidacte et ex-cuisinier utilise un réfractomètre, un alcoomètre, un pH-mètre pour créer son « Gin des champs » avec un thé de fraises-betteraves clarifié et du gin Citadelle. Il le sert avec un gâteau éponge au basilic en équilibre sur le glaçon ; de la gastronomie grisante. Jaco (son petit nom de bar) me fait goûter à sa mousse coco-maïs qu’il dépose sur un mocktail piquant au piment habanero et ananas. « Je veux un taux de sucre de 66 %. »

Le bartender prépare aussi ses cuirs de fruits avec de la pulpe réhydratée. Il peut consacrer quatre mois à élaborer un cocktail. La préparation exige de nombreuses étapes, caillage, lactoclarification, macérations, qui vont de quelques heures à plusieurs jours. « L’infusion de cerises est faite par ultrason. La machine produit un bruit horrible qui va exciter les molécules et libérer le côté rond de la cerise, pas trop sucré. »

Il faut voir Jacques préparer ses verres avec élégance, efficacité et autorité, jonglant avec bouteilles, mélangeurs et doseurs. Il fait des démonstrations de « flair », un spectacle d’acrobaties de verre digne du Cirque du Soleil. « Durant la pandémie, nous étions sans travail et je m’exerçais dans le jardin de mes parents au Pays basque. Je m’assommais parfois avec les bouteilles. Mes parents agriculteurs se disaient : “Mais qu’est-ce qu’on a loupé avec lui ?” » Je les avais prévenus : “Un jour, vous verrez, je serai payé pour faire ça !” »

Jacques avait du flair. Non seulement il est payé, mais avec un verre de trop, on l’applaudirait aussi.

cherejoblo@ledevoir.com

Instagram : josee.blanchette

@jajabarneto et @coquetelbylatouzelle

Savouré la petite bible de mixologie L’art du cocktail par le barman légendaire du Ritz de Franck Meier, barman-alchimiste au Ritz à Paris de 1921 à sa mort, en 1947. 300 cocktails et recettes rigolotes de sandwichs, d’antidotes aux gueules de bois (avec alcool), et des bases de physique et de chimie comme frotter son zinc avec un bout de coton trempé dans le pétrole…

Ce livre-objet illustré par Delius — sur une note art déco — est à la fois une curiosité historique et un charmant cadeau. Un roman sur ledit barman qui concocta les consommations de Roosevelt, Hemingway ou Cole Porter vient de sortir, par l’historien Philippe Collin, Le barman du Ritz.

Aimé le guide Hemingway s’est paqueté la fraise et autres cocktails originaux de Christian Salette. 141 recettes faites largement avec des produits de distilleries du Québec. Un livre de base pour démarrer et une charte de huit saveurs bien utile, un peu comme à la SAQ. Le « Hemingway s’est paqueté la fraise » est à base de rhum, de suze et de liqueur de fraises.

JOBLOG — La médiatrice et un SOS

J’ai dévoré La médiatrice, une série de huit courts épisodes (10 minutes) et une comédie qui sort un peu du lisse à coups de shooters et de lendemains de veille douloureux. Une médiatrice (Mylène MacKay) se venge de ses clients « pas fins » après les heures de bureau tout en prévoyant en tirer un roman et en vivant elle-même une séparation. Absolument pas éthique, mais plutôt libérateur. Mylène MacKay a gagné un prix, la série aussi (NYC Web Fest 2024).

Bref, du léger un rien délinquant sur Tou.tv Extra (dans la même veine que la série Discrètes, badass comiques).

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La série de vidéos produite par le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale avec l’excellente Catherine Ethier, mise en ligne la semaine dernière, s’attaque à l’antiféminisme, aux masculinistes et autres istes sexistes avec un humour grinçant.

Selon un sondage CROP 2024, 40 % des 18-34 ans sont en accord avec l’affirmation « Le père de famille doit commander chez lui ». Ça me rappelle la glorieuse époque des années 1950, où un homme était accueilli avec pantoufles et martini à son retour du travail.

À écouter sur toutes les plateformes Web #capassepas ou @maisonsfemmes sur IG.

bit.ly/3CXcvbQ

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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