Trudeau au bout du rouleau

Maintenant que le feu d’artifice électoral américain s’estompe un peu, peut-on revenir à nos moutons ? Bien sûr, les coups d’éclat de Donald Trump continueront de nous affecter, mais c’est néanmoins ici, au Canada et au Québec, que se prendront les décisions quant au type de société qui nous convient.

S’il faut en croire les plus récents sondages, les Canadiens hors Québec semblent tentés par la version édulcorée du fier-à-bras républicain qu’incarne Pierre Poilievre. Partout au pays, sauf au Québec, le Parti conservateur du Canada détient une avance d’au moins 20 % sur le Parti libéral. Qu’offre-t-il d’alléchant ? Rien, sinon des propositions très marquées à droite.

Pour Poilievre, le réchauffement climatique ne mérite pas qu’on s’y attarde, raison pour laquelle la taxe carbone doit être abolie et le troisième lien, à Québec, encouragé. Le chef conservateur est aussi contre tout resserrement du contrôle des armes à feu et contre la hausse de la portion imposable des gains en capital. Il souhaite réduire les taxes et, par conséquent, les transferts aux provinces. Il ne présente aucune plateforme spécifique pour le Québec, mais s’oppose à la Loi sur la laïcité de l’État.

Comment un programme aussi étriqué peut-il séduire plus de 40 % de l’électorat canadien ? Le renommé journaliste canadien-anglais Paul Wells croit le savoir. « Ce n’est pas parce que le Canada devient plus conservateur ou que les conservateurs sont plus convaincants qu’avant. C’est que les gens qui ont souvent voté libéral commencent à se demander : qu’est-ce que ça vaut ? » disait-il dans une entrevue au Devoir en mai dernier, à l’occasion de la parution en anglais de son livre Justin Trudeau dans les câbles. Gouverner quand ça va mal (La Presse, 2024, 156 pages), dont la version française vient d’être publiée.

Wells, comme bien des analystes politiques chevronnés, entretient le mystère sur ses opinions politiques. Il reconnaît que son livre sur Trudeau est « assez critique », sans pour autant tresser des couronnes aux adversaires du premier ministre, plutôt absents du propos.

Le journaliste, au fond, tente de tracer un portrait objectif du chef libéral pour expliquer le désamour qui le frappe. L’essai ne passera pas à l’histoire, mais il a le mérite de nous rebrancher sur la politique qui nous concerne vraiment.

Wells n’a rien d’un antitrudeauiste enragé. Il attribue des qualités au chef libéral. Trudeau, écrit-il, « est plus intelligent que bon nombre de gens voudraient le croire ». La plupart des personnes qui le rencontrent dans le cadre du travail le disent « bien préparé » et capable de saisir « la complexité des choses ».

En revanche, continue Wells, « il n’a rien d’un grand orateur ou d’un débatteur redouté » et « il manque souvent de jugement », comme dans le dossier de SNC-Lavalin, en 2018, où il a fait pression sur la procureure générale du Canada pour qu’elle épargne l’entreprise, accusée de corruption.

En 2015, Trudeau est devenu premier ministre parce que les Canadiens en avaient assez de la rigidité conservatrice du gouvernement Harper. En promettant de hausser les impôts des riches, de baisser ceux de la classe moyenne inférieure, d’offrir une prestation fiscale pour enfants plus généreuse et de bonifier les prestations du Régime de pensions du Canada, Trudeau proposait un « populisme de classe moyenne dans sa forme la plus conviviale » qui a séduit, même au Québec.

C’est ensuite que la machine s’est enrayée. Peu expérimentée, l’équipe libérale a été sévèrement encadrée par le bureau du premier ministre, devenu aussi rigide que son prédécesseur. À l’exception de ses premières bonnes idées, le gouvernement n’a pas livré grand-chose de concret, notamment sur la scène internationale.

Trudeau a gagné en 2019 et en 2021 en jouant la carte du contraste, c’est-à-dire en insistant moins sur l’espoir qu’il incarnait, comme en 2015, que sur les dangers d’un retour au pouvoir des conservateurs. Aujourd’hui, cette veine semble épuisée, et les libéraux sont en panne d’idées rassembleuses.

Wells ne parle pas du Québec. Notre situation, pourtant, encore une fois, est distincte. Nous rejetons Trudeau et Poilievre. Un article des politologues Alex B. Rivard et Benjamin Ferland, paru dans la revue Options politiques le 25 novembre, éclaire la situation.

Une enquête d’opinion menée par les deux chercheurs montre que, pour les Québécois francophones, le fédéral nuit à la protection du français ainsi qu’au développement du Québec et que le Canada anglais est plus à droite que le Québec, qu’il ne reconnaît pas comme égal. Un Québec indépendant, selon ces mêmes répondants, défendrait mieux sa culture, contrôlerait mieux son immigration et protégerait mieux l’environnement. Seul l’aspect économique semble retenir les Québécois francophones de faire le saut. En attendant, ils votent pour le Bloc.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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