Le sexe des anges

Qu’ont en commun Yves Montand, Serge Gainsbourg et Kim Yaroshevskaya ? Tous sont d’origine étrangère, mais il faut faire un effort pour le deviner. Bref, ce sont des exemples parfaits d’intégration. Pourtant, théoriquement, le Québec et la France ne se revendiquent pas des mêmes idées concernant l’intégration. En France, on parle d’assimilation. L’« assimilation à la communauté française » est même définie par l’article 21-24 du Code civil. Elle suppose notamment « une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises […] et des droits et devoirs conférés par la nationalité française ».

Au Québec, depuis un certain nombre d’années, on parle plutôt d’« interculturalisme », un néologisme que le ministre de l’Immigration, Jean-François Roberge, vient de ressortir des boules à mites. Il démarquerait, dit-on, le « modèle québécois » de celui du Canada, qui a inscrit le « multiculturalisme » dans sa Constitution. Il serait même censé, comme le prêchait la commission Bouchard-Taylor, qui s’en est faite le principal défenseur, représenter un équilibre subtil entre l’assimilation à la française et le multiculturalisme à la canadienne.

Comme si l’on pouvait être enceinte à moitié ! Qu’on me permette de souligner qu’il n’a jamais été nécessaire de tenir de tels débats sur le sexe des anges pour reconnaître un immigrant bien intégré. À terme, que cela soit écrit dans la loi ou pas, le destin de tout immigrant, où qu’il soit, est d’adopter les us et coutumes de sa nouvelle appartenance, d’apprendre sa langue, son histoire. Bref, oui, de s’assimiler à la majorité, même si cela peut prendre parfois plus d’une génération.

En pratique, ces concepts fumeux ne devraient pas nous faire oublier que l’intégration est d’abord et avant tout affaire de rapport de force. Les nations fortes intègrent rapidement et facilement, alors que les nations faibles y parviennent difficilement, quand elles ne se font pas elles-mêmes assimiler. Peu importent les états d’âme.

Contrairement à ce que laisse entendre le discours dominant, pour l’essentiel, l’immigration massive n’a rien à voir avec cette démarche utopique où l’immigrant choisirait ce qu’il compte abandonner ou pas de son identité d’origine. La mondialisation ne s’embarrasse pas de telles nuances. L’immigrant n’y représente qu’un numéro destiné à combler des besoins de main-d’œuvre. Pas besoin d’avoir lu Le Capital pour savoir que l’importation de main-d’œuvre est l’exact équivalent de la délocalisation des entreprises. Au lieu d’exporter les moyens de production dans les pays pauvres, on en importe les bras et les cerveaux comme de vulgaires marchandises. Tout le reste n’est que littérature.

C’est d’ailleurs tout le drame de l’immigration. Malgré certaines expériences individuelles positives qu’on aura beau brandir comme un étendard, dans l’immense majorité des cas, elle est d’abord une souffrance pour ces individus à qui l’on demande de faire table rase de leur famille, de leur langue et de leur culture pour être ballottés comme de simples produits au gré des besoins du marché. Ensuite, indépendamment des individus, cette immigration massive devient vite un problème. Cela se vérifie partout. On ne transplante pas impunément des populations entières dans n’importe quelle communauté sans ébranler la cohésion sociale et créer inévitablement des réactions de rejet. Réactions que les bonnes âmes auront beau condamner, mais que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss jugeait « normales, légitimes même, et en tout cas inévitables ». Une réalité devant laquelle les discours soporifiques sur l’ouverture à l’Autre seront toujours impuissants.

C’est ce que disait Rémy Girard dans Le déclin de l’empire américain : « Il y a trois choses importantes en histoire : premièrement le nombre, deuxièmement le nombre et troisièmement le nombre ». Cette citation que l’on prête à l’historien Michel Brunet est encore plus vraie en matière d’immigration. Et Rémy Girard d’ajouter que « l’histoire n’est pas une science morale. Le bon droit, la compassion, la justice sont des notions étrangères à l’histoire ». Ce qui peut avoir du sens pour l’accueil d’un petit nombre d’individus n’en a plus guère dès lors que l’on parle d’un phénomène de masse. En France, même le premier ministre centriste François Bayrou, qui penche généralement à gauche, a dû se résoudre à parler de « submersion migratoire ». Les chiffres les plus récents étant d’ailleurs là pour le prouver.

Si le nombre est de loin le critère déterminant, d’autres comme la proximité culturelle et la volonté de s’intégrer jouent un rôle. C’est toute la difficulté que connaît la France aujourd’hui dans ses banlieues ethniques. L’intégration de populations de culture musulmane est évidemment plus difficile que celle, hier, des Italiens ou des Portugais. Cette intégration est d’autant plus ardue que des idéologies comme l’islamisme la combattent ouvertement. En 2015, le président Recep Tayyip Erdoğan était venu à Strasbourg présenter la Turquie comme le seul défenseur de la « vraie civilisation » et soutenir que l’assimilation était « un crime contre l’humanité ». Des organismes comme l’Organisation du monde islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (ICESCO) incitent ouvertement les immigrants musulmans à ne pas acquérir les valeurs de leur pays d’accueil.

Mais encore faut-il aussi que pour intégrer, on ait confiance dans sa propre culture. Les efforts destinés à favoriser l’intégration sont évidemment louables. Mais ils ne pourront jamais rien contre le nombre. De grâce, cessons de traiter un problème démographique qui est en train de devenir la grande affaire politique du siècle comme une banale question de compassion et de bonne volonté.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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