Sens dessus dessous

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent des monstres. » Traduction habituelle mais approximative de l’italien « in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati » (… des « phénomènes morbides variés »).

Ce célèbre extrait des Cahiers de prison du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci, mort en 1937 après onze années de prison sous Mussolini, inventeur visionnaire du concept d’« hégémonie culturelle », est une description qui colle de façon criante à la géopolitique d’aujourd’hui.

En 2025, les monstres s’appellent Trump, Poutine, Nétanyahou. Mais aussi : unilatéralisme, protectionnisme, annexionnisme. Ou encore : autoritarisme, désinformation et… « techno-ploutocratie » — sans doute « le » néologisme de 2024 (même si le Wiktionnaire en retrace une occurrence 50 ans plus tôt, dans un obscur essai marxiste paru en France).

L’ordre mondial accouché en 1945 bat de l’aile. Le multilatéralisme s’effondre, l’ONU devient synonyme d’impuissance. Les anciennes alliances s’affaiblissent.

L’OTAN est-elle condamnée ? Peut-être que oui, peut-être que non. L’Union européenne est-elle soluble dans le nationalisme résurgent à droite ? Peut-elle exister stratégiquement face à la Chine et aux États-Unis, si elle se fractionne ? Les dirigeants individuels européens vont-ils aller défiler séparément à Washington et à Pékin, pour aller se faire dévorer en steaks texans ou en dumplings cantonais ?

De nouveaux regroupements s’esquissent, mais peinent à voir le jour. Le protectionnisme arrive en force à Washington et menace de balayer l’ordre commercial existant.

La démocratie fait face à des défis sans précédent et recule dans plusieurs contrées, même si ailleurs elle se bat et connaît d’improbables avancées : l’Inde et la Pologne, où des États « proto-autoritaires » ont reculé ; les « sortants » battus et s’inclinant au Sénégal, au Ghana, au Botswana ; l’Afrique du Sud, où l’ANC n’est plus hégémonique ; le Venezuela et la Géorgie, où le peuple conteste les manipulations électorales.

Quant au tabou de l’intangibilité des frontières, il est menacé, voire défoncé, par la Russie, par Israël et d’autres.

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Les États-Unis, garants et concepteurs du système mondial d’après 1945, ont paralysé ces dernières années — tant sous Trump que sous Biden, et bien avant les tarifs à 25 % — le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce et de ses mécanismes de règlement des conflits. La Chine a ignoré la Convention sur le droit de la mer et s’avance, impériale, face à ses voisins. La Russie a violé sans vergogne le principe d’intégrité territoriale.

Pendant ce temps, d’autres pays sont des observateurs impuissants ou des complices silencieux : dans certains cas, attentifs aux précédents, ils attendent leur heure. La Turquie dans le nord de la Syrie ; Israël, dont les dirigeants veulent avaler la Cisjordanie et peut-être Gaza ; la Chine avec les Taïwanais, dont les deux tiers ne se considèrent pas comme Chinois et veulent défendre leur système politique.

Le retour de Trump au pouvoir pourrait accélérer ces mouvements tectoniques. Dès son premier mandat, il avait entrepris le retrait des États-Unis des institutions internationales et de certains traités. Aujourd’hui, il semble déterminé à continuer, dans le « bilatéral transactionnel ». Pour lui, tout est rapport de force ; la légalité et les grands principes sont pour les « feluettes ».

Au Moyen-Orient, Trump a déjà fait preuve d’une attitude complaisante à l’égard du sionisme annexionniste. Tout porte à croire que cette attitude va continuer. Mais il est difficile de croire que le résultat sera une paix définitive… à défaut de réaliser le fantasme ultime des intégristes ultras : annihiler vraiment, faire disparaître le peuple palestinien — ce qui est hélas le souhait de beaucoup d’Israéliens.

Dans ce monde sens dessus dessous et imprévisible, où il n’y a pas de ligne claire, la confluence de ces événements à hue et à dia donne à 2025 le potentiel d’un changement extraordinaire.

Selon l’International Crisis Group, « le monde semble se diriger vers un changement de paradigme. La question est de savoir si cela se produira aux tables de négociations ou sur les champs de bataille ».

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Trois propositions lapidaires pour finir.

Ne pas surestimer la puissance américaine. Beaucoup semblent attendre ce que diront et voudront Trump II et son co-empereur Musk comme une fatalité, en espérant que, s’ils sont gentils et courbent l’échine, ils éviteront la tempête et la colère du « tout-puissant ». En 2025, l’illusion de la toute-puissance américaine est une sorte de persistance rétinienne héritée du passé. Oui, les États-Unis restent un pays influent. Mais non, les porteurs washingtoniens du « chaos »… ne l’exporteront pas forcément.

Les facteurs locaux sont importants. Face aux grandes tendances géopolitiques et aux « ficelles manipulatrices » des superpuissances (l’impérialisme, le sionisme et le pétrole qui expliqueraient tout… ou presque), la réalité, la force, les détails inattendus des processus internes, nationaux et régionaux, restent des facteurs déterminants.

Le pire n’est jamais sûr. L’Ukraine ne se fera pas avaler par la Russie. Même provisoirement amputée après une agression violente, même forcée à « cesser les frais » pour l’instant, elle pourrait exister, devenir démocratique et européenne. Elle a prouvé qu’elle le voulait. La Russie est moins forte qu’on le pense ; sa capacité économique et même militaire, surestimée.

Et voici à quoi pourrait ressembler une « divine surprise » en Syrie en 2025 (à laquelle je n’accolerai pas de taux de probabilité) : Ahmed Al-Charah devenant à l’islamisme appliqué… ce que Gorbatchev fut au communisme tardif, et Frederik de Klerk à l’apartheid.

Un peu de rêve pour exorciser les « monstres »…

Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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