Savoure le bleu, mon amour
Janvier est bien là, souverain dès le petit matin, faisant craquer les murs de la maison. Afin de faire sortir la chienne au bois, je glisse mes pieds nus directement dans la fourrure des bottes d’hiver avant d’ouvrir toute grande la porte sur un univers de blanc, de froidure et de fixité. Janvier est là, imperturbable. Il recueille la buée s’échappant de ma bouche, avant 7 h, chaque matin de cette semaine soumise au rythme de la reprise du travail, du train-train et des autres routines qui s’imposent à nous comme si l’hiver n’était qu’un détail à contourner.
Janvier est là, pourtant, implacable, avec ses jours bleutés, la douce dépression qu’il fait planer sur nos fins d’après-midi et ce noir de goudron qu’il jette sur le bois d’à côté de la maison, là où je sors à nouveau, au soir, pour marcher avec la chienne, en songeant au jour qui viendra déjà, demain, si vite, il me semble. Au corps, une fatigue qui traîne, une invitation à l’arrêt me semble lancée par tout ce sur quoi mon regard se pose, comme si l’hibernation concernait peut-être aussi l’animal-humain que je suis.
Janvier est là dans la clinique aussi, dans le retour de la « dame en bleu », comme j’aime la désigner, à la suite de la psychanalyste Lyn Cowan, sur le divan. Au centre de son si beau livre Portrait of the Blue Lady. The Character of Melancholy, la dame en bleu est en effet venue s’asseoir, il me semble cette semaine, tout à côté des patients, enrobant les humeurs déposées de cette forme de mélancolie presque hospitalière, qui invite à une suspension de l’agir, à une récolte de tous les deuils qui traînent en longueur et à une écoute soutenue de tous les échos des absences et des pièces vides de nos appartements intérieurs.
« La mélancolie n’a pas la cote », me suis-je entendu prononcer quelques fois cette semaine, en comparant notre époque à un XIXe siècle où le spleen baudelairien donnait une forme à un état humain depuis relégué à une simple catégorie diagnostique, à une pathologie à éviter, à une rupture de fonctionnement qu’il faudrait bien arriver à contourner, elle aussi, comme l’hiver, comme tout ce qui nous invite à ne rien faire.
Or, s’il est une muse qui n’a plus à faire ses preuves, c’est bien celle qui, tout de bleu vêtue, nous ramène à cette contemplation passive de ce qui nous échappe, de ce qui nous manque, de tout ce qui s’est enfui déjà, alors que nous étions occupés à nous agiter pour nous sentir vivants. Pour certains, dont moi, elle est indispensable à l’écriture, emplissant de nombreuses cases horaires de mon agenda d’un vide délicieux et angoissant à la fois, imposant à mon irrépressible besoin de produire une loi qui me cloue dans une immobilité et qui, une fois acceptée, me donne parfois accès aux mille et un trésors qui logent de l’autre côté des premiers silences. Elle tient souvent sous sa robe bleutée la clé de mon intériorité, permettant à des mots qui logent sous le niveau de la mer de remonter à la surface, que je les cueille comme le paludier récolterait la fleur de sel sur les bassins d’argile de Guérande.
Aristote la reliait au génie, en posant la question : « Pourquoi tous ceux qui ont été des êtres exceptionnels sont-ils des mélancoliques ? », liens qui persistent jusqu’à nous, enfermant peut-être même trop, parfois, l’artiste dans un rapport souffrant à la source créative en lui. Quand, d’un côté, le collectif est organisé d’une manière radicalement liguée contre toute forme de mélancolie, l’artiste, lui, comme les « fous », comme les entendeurs de tout ce qui ne se dit pas à voix haute, deviendrait celui qui mentalise à travers son propre corps, ce qui traîne dans l’air du temps.
Et seulement cette semaine, tandis que la Californie brûle, que sur les murs de nos écrans lumineux des photos d’ours gisant sur une terre calcinée ouvrent des foires d’empoigne sur la possibilité que les images soient générées par une intelligence artificielle, tandis qu’une femme en situation d’itinérance, probablement sous l’influence de substances et en déni de grossesse, a accouché et abandonné son bébé dans le froid, le jour du 1er janvier, « on continue de mourir en Palestine » et on s’inquiète de ce que les petits intimidateurs en chef imposeront encore à nos vies bien privilégiées face au reste du monde.
Pour celui qui ressent, donc, la mélancolie offre un refuge qui permet de ne plus se couper de soi, tout en refusant un peu le monde tel qu’il est.
Janvier, de tout son bleu-blanc, nous ramène ainsi à honorer ce qui nous accable, à accepter de ne pas trouver la solution à nos peines, du moins pas tout de suite, pas de manière efficace, comme si, peut-être, on gagnerait à tolérer un tant soit peu quelque chose de la désolation inévitablement conviée dans nos chemins de vie. Penser qu’il nous serait possible de traverser toute une existence sans emmagasiner en soi quelques ruines, sans perdre ce qui nous paraît pourtant indispensable et sans souffrir de tous ces deuils qui ne portent pas toujours de noms est bien une lubie propre à notre époque.
Mais, heureusement, il y a de ces mois qui nous invitent à déposer quelques offrandes aux pieds des muses délaissées. Il y a janvier qui peut nous redéposer un instant dans les souvenirs d’une enfance où il nous était possible de nous coucher sous des igloos de fortune, la tête enfouie sous nos cavernes enneigées, jusqu’à ce que les doigts gèlent dans les mitaines, que les orteils s’insensibilisent, le temps de ne rien penser, de ne rien faire et de seulement tendre l’oreille au bruit feutré de la nature ambiante.
La dame en bleu y était déjà, peut-être, dans cette permission que nous nous donnions d’éprouver la sensation du temps qui passe et qui arrache, de tout ce que nous ne comprenions pas, mais que nous ressentions, comme la tristesse des adultes qui nous éduquaient, la densité palpable de ce qui leur manquait et que nous entendions dans leur silence.
Tandis que je marche avec la chienne, dans le froid caractéristique de janvier, je tends l’oreille au vent qui s’accroche aux arbres du bois, au bruissement des pas feutrés de la chienne qui court, et, puis, à la ville qui semble s’évanouir, tel un songe arrivé à sa fin, elle et sa « bruyance », sa folie, sa pulsation qui ne me concerne pas.
« Écoute ce bruit que l’on entend lorsque rien ne se fait entendre… Plus rien. Ce rien est immense aux oreilles », disait Paul Valéry.
Appel aux récits
Parlez-moi de vos douces mélancolies, de votre rapport à la dame en bleu. Écrivez-moi à nplaat@ledevoir.com.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.