Les rois de la montagne

Photo: Nathan Denette Archives La Presse canadienne

C’était carrément pervers de programmer deux parties de football américain le jour de Noël. Imaginez toute la belle-famille qui débarque pour la dinde au moment précis où les Chiefs s’apprêtent à remporter un autre match « par la peau des fesses », comme dirait le bon Perron.

Cette entorse à la tradition — deux matchs précédés d’une émission d’avant-match de deux heures, pour un total de neuf heures de ballon ovale en compétition directe avec les bas de Noël et les cadeaux du sapin —, on la devait à la plateforme Netflix, qui, après la boxe, lorgne désormais « the greatest show on turf », le grand cirque de la National Football League (NFL).

Que Netflix s’intéresse au colossal marché de la NFL qui s’intéresse au colossal réseau de distribution de Netflix n’a rien de très surprenant. On est encore devant une liaison passagère plutôt que devant un mariage d’argent, mais quand un chiffre d’affaires de 33,7 milliards rencontre des revenus de 20 milliards, on peut parler d’une attirance réciproque : ces deux-là se méritent.

Ça faisait un peu drôle d’écouter les explications de l’animateur sur la différence entre la remise classique du centre au quart et le shotgun, entre autres fondamentaux, pour les téléspectateurs d’Abuja, de Bangalore et de Brasília.

Mais le pire n’est pas arrivé : pas de mononcle-matante qui s’approche pour entrechoquer sa flûte de mousseux à l’instant même où le chrétien fondamentaliste qui est guidé par Jésus en personne pour taper du pied dans le ballon du bord des Chiefs se prépare à enfiler un placement vainqueur de 60 verges avec trois secondes au cadran.

La chose ne s’est pas produite pour deux bonnes raisons. D’abord, pour faire changement, la troupe d’Andy « Cheeseburger » Reid a marqué trois touchés de plus que ses rivaux, ces Steelers impardonnablement léthargiques dans le dernier droit du calendrier.

L’autre raison, c’est que, après tout, nous ne sommes pas des pervers, et si nous aimons cultiver le sportif de salon qui sommeille en nous, nous sommes aussi capables de nous secouer les puces électroniques quand un Noël blanc comme une boule à neige scintille à la fenêtre dudit salon. Tels les pompiers forestiers, nous combattons alors le feu par le feu, jouons un sport contre l’autre, et le hockey de rue fut notre réponse au « Christmas Bowl » de Netflix.

Le lendemain, nous sommes allés glisser dans la cour de l’école voisine avec une soucoupe, un vieux trois-skis tout déglingué et deux Crazy Carpets — et sans vouloir me vanter, sur ces pentes glacées où il faut avoir le coccyx solide, je triplais à moi seul la moyenne d’âge des amateurs de luge et de skeleton.

Le surlendemain, nous sommes retournés à l’école, mais cette fois pour jouer au roi de la montagne sur les abrupts tumulus de neige formés par les tractopelles des déneigeurs au fond du parking. Qui ne connaît pas ce jeu vieux comme le monde ? J’ai du mal à comprendre qu’il ne soit pas encore offert en démonstration aux Jeux olympiques, là où la moindre steppette des planchistes est saluée par des « Oh ! » et des « Bah ! ». Les Jeux d’été ont le judo, la boxe, la lutte gréco-romaine, le taekwondo et le rugby à 7, alors que les viriles empoignades sont notablement absentes des Jeux olympiques d’hiver.

Si je devais piloter ce dossier, je créerais d’abord deux catégories : le roi de la montagne à trois et le roi de la montagne à cinq. Pas d’équipes, que des alliances ponctuelles pouvant être reniées à la première occasion, la traîtrise étant à l’aspirant roi de la montagne ce que la folie est au prince Hamlet : la ruse suprême. Nous adaptons à nos tempéraments pacifiques l’implacable darwinisme des Squid Games, où un seul participant reste maître du terrain.

Les bousculades pleines de grognements, d’ahanements, de cris étouffés et de soupirs catarrheux qui ont cours sur ce tas de neige ne sont pas sans rappeler la confuse bataille de deux équipes de football qui se rentrent dedans à la ligne de mêlée. Quant aux manœuvres destinées à conquérir et à défendre la plus haute crête de notre butte ici-bas, et qui consistent à se jeter de tout son poids contre la force d’inertie et la résistance active d’un autre corps pour l’expulser de l’espace qu’il occupe, elles possèdent une indéniable parenté avec le jeu de base qui soutient tout l’édifice du football : le bloc.

Ça explique sans doute pourquoi, au retour de l’école Montcalm, nommée d’après un marquis et chef militaire ayant, quant à lui, échoué à défendre ses arpents de neige, je continuais de penser au football américain.

Je me rappelais avoir songé, en voyant la bande à Mahomes disposer des Ravens à l’ouverture de la saison, que les Chiefs n’avaient encore jamais aligné une équipe aussi équilibrée. Pacheco gagnait ses 10 verges presque à volonté. Rice jouait les gazelles en zone profonde. Encore vert, Worthy offrait déjà une cible de choix. Justin Watson avait toujours le don de sortir de nulle part pour compléter le gros jeu. Et Kelce avait beau être ralenti par ses « poignées d’amour », personne ne doutait que la mécanique rouillée allait se remettre en marche et réveiller la vieille chimie.

À l’entame des séries, les Chiefs présentent — Rice en moins — le même effectif, mais augmenté d’un autre dur en la personne de Kareem Hunt, et de messieurs Hopkins et Brown dit « Hollywood », qui comptent parmi les 15 meilleurs receveurs de la ligue. Le groupe du coordonnateur Spagnuolo est devenu la meilleure défensive de la Conférence américaine, voire de toute la NFL. Et pour emmener tout ce beau monde jusqu’à ce toit du monde qu’est le Superdome de La Nouvelle-Orléans, quoi de mieux qu’un triple « MVP » du Super Bowl ?

Ça commence aujourd’hui, et vers 16 h 30, quand j’irai me chercher une bière pour célébrer le botté d’envoi, je pourrai lire, écrit au feutre d’une main enfantine sur le tableau magnétique de la porte du frigo : Louis Hamelin est le champion du roi de la montagne. Rien de très prestigieux comme distinction, mais pour moi, ça vaut de l’or.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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